Chapiteaux du temple de Zeus, Salamine

Salamine de Chypre

Promenade dans le paysage religieux de la ville antique

D’après sa légende, relayée par ses rois qui s’en proclamaient les descendants, Salamine de Chypre fut fondée par Teucros, héros malheureux de la guerre de Troie, chassé de sa cité natale de Salamine de Grèce par son père pour n’avoir pas su sauver la vie de son frère Ajax. En réalité, la ville nouvelle prenait la suite d’une grande et ancienne cité chypriote, Enkomi, qui continua quelque temps d’être occupée tandis que Salamine était implantée, au XIe siècle av. J.-C., sur une baie désormais plus propice au commerce maritime. La cité resta à son nouvel emplacement pendant toute l’Antiquité, jusqu’à son abandon au cours des VIIe-VIIIe siècles apr. J.-C. Progressivement recouverte par les sables sur lesquels s’accrocha une forêt de mimosas, l’ancienne capitale fut reconquise par la nature tandis que le port et la ville marchande se déplaçaient à nouveau, cette fois plus au sud, à Famagouste.

Enkomi, Salamine et Famagouste

La ville et ses environs immédiats constituent, sur le temps long, un espace changeant, durablement investi de pratiques religieuses, de l’Antiquité à nos jours. Plutôt que de suivre un parcours chronologique qui conduirait de façon linéaire du paganisme au monothéisme, on propose de l’explorer par des chemins de traverse, en suivant le fil de thèmes et d’images qui se font écho et tissent, au fil des siècles, le paysage religieux de Salamine de Chypre.

Sanctuaire de la Campanopétra

Pour aller plus loin...

 Sabine Fourrier , "Lieux de culte à Salamine à l’époque des royaumes",  Cahiers du Centre d’Études Chypriotes ,  45 , 2015, p. 211-223.

Bestiaire

Parmi les nombreuses images animales qui peuplent le paysage religieux de Salamine, les bêtes à cornes sont omniprésentes. L’une des plus communes, sur la longue durée, est celle du taureau. Elle apparaît déjà, sous une forme abrégée, à Enkomi : le bien-nommé « dieu cornu », comme le « dieu au lingot », statuettes métalliques découvertes sur ce site du IIe millénaire, portent des coiffes à cornes. Dans la ville nouvelle de Salamine, de petites figurines modelées, datées des VIIIe-VIe siècles av. J.-C. et représentant des taureaux, proviennent du sanctuaire géométrique et archaïque fouillé par la mission française au sud de la basilique de la Campanopétra. S’agit-il d’une image du grand dieu de Salamine, Zeus ? On a également recueilli au même endroit de petits masques bovins de terre cuite : images abrégées du dieu ou répliques miniatures de bucranes portés lors de cérémonies, comme on en connaît ailleurs ? Plus tard, on retrouve la même image sur un chapiteau hellénistique, découvert près du temple de Zeus. Tenu dans les mains d’adorants de terre cuite du sanctuaire extra-urbain de Salamine-Toumpa, le taureau miniature évoque plutôt l’offrande, la victime sacrifiée au dieu.

Incarnation de la divinité, bête qui lui était associée ou consacrée, l’image bovine renvoie de manière suggestive à l’une des puissances divines qui veillaient sur la ville. Les habitants d’Enkomi l’ont transportée à Salamine, la vieille divinité indigène a été hellénisée en Zeus : malgré les transformations du nom et du culte, l’image, également partagée par d’autres sanctuaires de Chypre, a perduré.

Toumba, temple de Zeus et Campanopétra

Pour aller plus loin...

Paniers, fruits et bouquets

À la faune répond la flore : aucun des végétaux qui accompagnaient la pratique du culte (fleurs, couronnes, plantes odorantes…) n’a été conservé, mais les images peintes, modelées et sculptées montrent leur importance. Près du monastère de Saint-Barnabé où, avant l’invasion de 1974, les pèlerins allaient déposer des bouquets aux jours de fête, une fouille d’urgence a mis au jour un dépôt votif comprenant de très nombreuses sculptures de calcaire datées de la fin du VIe et du Ve siècles. Ces femmes debout, richement vêtues et parées, portent une coiffe basse, en forme de panier ou corbeille (calathos), faite de végétaux et de fleurs entrelacés. Elles tiennent souvent dans la main un fruit rond, parfois identifiable (grenade), quelquefois un petit animal. Un autre dépôt, découvert cette fois lors des fouilles françaises dans la zone urbaine, immédiatement au sud du rempart, contenait un riche assemblage de figurines de terre cuite féminines, datées des IVe et IIIe siècles. Leur coiffe en panier est désormais beaucoup plus haute et raffinée, mêlant tiges, feuillages et fleurs écloses. Elles sont parfois accompagnées d’un animal sauvage, biche ou faon.

Attribut féminin, de la déesse ou de l’adorante, le motif floral est aussi décliné sur les vases archaïques, amphores et cruches, puis pétrifié sur les chapiteaux des lieux de culte. On retrouve sur ceux du temple de Zeus des entrelacs compliqués, inspirés des créations d’Alexandrie (la capitale de l’Égypte hellénistique, à laquelle Chypre était rattachée). Plus tard, au VIe siècle apr. J.-C., ce sont de belles feuilles d’acanthe qui ornent les chapiteaux de marbre importé de la basilique de la Campanopétra.

Temple de Zeus

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Campanopétra

Ruines

Habitée sur le temps long, la ville d’Enkomi-Salamine a connu abandons, déplacements, destructions. Les ruines appartiennent au paysage religieux de la ville. Les fouilleurs britanniques ont ainsi découvert des sculptures et des statuettes de terre cuite archaïques (datées des VIIe-VIe siècle av. J.-C.) dans plusieurs tombes construites du Bronze récent (XIVe-XIIIe siècles av. J.-C.). Offrandes déposées parmi les vestiges monumentaux d’un passé « héroïque », elles montrent que les habitants de la ville nouvelle continuaient de fréquenter la ville désertée, peut-être à l’occasion de fêtes religieuses, que cette dernière était intégrée au paysage historique de Salamine.

Dans la vaste plaine qui s’étend à l’ouest du centre urbain se trouvaient les nécropoles. À l’époque archaïque (VIIIe-VIIe siècles av. J.-C.), les souverains de Salamine y font édifier d’impressionnantes tombes à chambre. Les découvertes effectuées dans les dromoi (couloirs d’accès) montrent que la mise au tombeau s’accompagnait de cérémonies grandioses, avec sacrifice de chevaux attelés et riche dépôt funéraire. L’une de ces tombes a connu une destinée particulière : réutilisée, transformée après son usage premier comme tombeau au début de la période archaïque, la chambre funéraire est progressivement devenue un lieu de pèlerinage, connu au moins depuis le XIVe siècle, comme Tombe ou Prison de sainte Catherine. Lieu de martyr d’une sainte locale, la tombe païenne a intégré le paysage chrétien. Avec l’exploration du dromos, en 1965, et la découverte de chevaux sacrifiés datant de l’époque archaïque, le mouvement a été inverse : le monument fait désormais partie du parc archéologique de la nécropole royale.

Sur le site de la ville de Salamine, et non plus dans sa frange périurbaine dévolue aux nécropoles, se dressait un bloc isolé, connu des villageois comme la Campanopétra, la « pierre à cloche ». Quelle que soit l’exégèse précise de ce toponyme local, il renvoie à un monument chrétien. De fait, la fouille française a progressivement dégagé un remarquable complexe basilical, d’une richesse insoupçonnée, dont la « pierre à cloche » ne constituait qu’un modeste montant de porte. Le marqueur topographique est devenu, à la faveur des travaux archéologiques, l’un des plus grandioses monuments des premiers temps chrétiens de l’île.

Enkomi

Prise de Sainte-Catherine (T. 50)

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