Plan d'attaque du RICM le 2 octobre 191 ©SHD GR 2 N 68

23 octobre 1917, récits de combattants...

23 octobre 1917, 5 h 15. L’assaut sur le secteur de la Malmaison est lancé. Ceux qui s'en sont sortis, nous ont laissés leur témoignage...

Offensive à objectifs limités, la bataille de la Malmaison reste dans les mémoires comme « la Victoire de l’Aisne », mais est aussi un exemple de toute la violence qu’une offensive peu déchainer, puisqu’elle voit se rassembler sur le Chemin des Dames la plus forte concentration de pièces d’artillerie de l’histoire de l’Armée française.

En quelques jours, plus de 3 millions d’obus de tous calibres s’abattent sur les positions allemandes avant que 72 000 hommes ne s’élancent sur un front d’à peine 12 kilomètres, le 23 octobre 1917, à 5 h 15, à l’assaut du secteur du fort de la Malmaison. Si le butin est considérable avec 200 canons, 22 minenwerfers et 720 mitrailleuses capturées, on compte près de 6000 tués ou disparus et 22 679 blessés côté français et 8000 tués, 30 000 blessés et 11157 prisonniers côté allemand. Ceux qui s'en sont sortis, nous ont laissés leur témoignage...

Anonyme, Allemand

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« Chemin des Dames, 22 Octobre 1917. Chère Catherinette, Depuis quelques jours déjà, le Français tire sans arrêt des obus de tous calibres sur les tranchées, sur la position en arrière des pentes, sur tous les chemins de communication et sur les routes qui conduisent à l'arrière. C'est une succession ininterrompue de jets de terre qui s'élèvent haut, au milieu du roulement, du fracas général et du grincement des rochers. Le monde s'écroule et il ne peut pas en être autrement ; tout tremble, tout vacille sous le choc et la pression des obus qui arrivent. Les sorties de nos abris seront-elles épargnées ? Déjà le Français a envoyé quelques marmites tout à côté, et l'abri voisin n'existe plus. Un coup bien dirigé et nous sommes réduits en marmelade sous dix mètres de terre. Voilà notre situation et nous attendons, les nerfs tendus. Oui, attendre, car nous sommes condamnés à l'inactivité. Et cependant, afin que cessent ces tirs, nous désirons tous que les Français viennent. Nous aurons vite fait de les expédier avec la tête ensanglantée. Voici la nuit. Le tir des canons lourds se ralentit. Les canons de campagne continuent de tirer sans arrêt. Celui qui parvient à s'endormir est bientôt réveillé par la sentinelle qui crie : « Alerte ». Et il en est ainsi chaque nuit. Ce n'est qu'entre 8 et 9 heures du matin que le feu est moins violent. Le Français boit son café. Alors on se risque hors de l'abri. Quel étonnement ! La contrée apparaît comme retournée à la charrue. Les trous se touchent. Au milieu de tout cela, des racines et des troncs d'arbres. On est pris d'un frisson. Là, des abris défoncés, plus loin de gros obus non éclatés. En avant, chez les fantassins, la première tranchée et les abris ne forment plus qu'un champ d'entonnoirs. La deuxième tranchée dans la pente n'existe plus qu'à demi. Les fantassins se trouvent dans les quelques rares abris qui sont encore intacts. Nous disposons également de quelques grandes cavernes. Mais peut-on se sentir en sécurité quelque part ici ? Hier, deux de ces cavernes ont été détruites par les obus. Impossible de s'approcher de la première dont les occupants ont été écrasés par les blocs de pierre. Dans l'autre on a retiré 80 blessés et 40 tués. Mais il n'y a pas que la position qui soit dévastée : toute la zone immédiate, toutes les routes et tous les chemins qui mènent à l'arrière, sont dans le même état. Attelages, voitures, chevaux, frappés par les obus gisent abandonnés sur les voies d'accès. Les « frères » tirent jusqu'à deux lieues en arrière du front, et leurs aviateurs règlent parfaitement le tir. On dit qu'à l'arrière aussi, il y a eu toutes sortes de pertes. Une partie seulement des voitures de ravitaillement a pu passer sous le feu. Du reste, il n'y a que la nuit qu'elles puissent venir. C'est horrible. Et cependant tout cela est fait par des hommes. Notre lieutenant a passé aussi quelques jours dans l'abri. Il tremblait dans sa culotte, malgré sa croix de fer de 1ère classe. Il se soulageait dans le couloir de l'abri. Si un des hommes en avait fait autant !! Mais il n'a pas osé sortir et pourtant les hommes sont bien obligés d'aller se satisfaire sous le feu. Tout cela ne l'empêchera nullement de faire l'important et de cracher très loin. Et voilà les héros ! Aujourd'hui il a fait venir son cheval de selle et il est parti au galop. Il m'a laissé une bouteille d'eau-de-vie. Un ordre vient de nous arriver. D'après les dires de prisonniers l'attaque doit avoir lieu demain ou après-demain. Feu roulant depuis le 15. Après tout, cela m'est égal, mais il ne faut pas que je sois fait prisonnier si peu de temps avant ma permission. »

Pierre DESAULLE, 30 ans

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« A 3 h 20 nous commençons les tirs de neutralisation à obus toxiques sur les batteries allemandes. En même temps le tir de préparation se déclenche avec une violence sans pareille. A 5 h 15 en pleine nuit l’attaque d’infanterie se déclenche elle aussi en même temps que l’artillerie redouble la violence de son feu. Le jour ne tarde pas à paraître mais les Allemands ne semblent pas réagir, tout au moins de notre côté. Vers 8 heures alors que le jour est complètement levé on peut en montant sur la crête qui domine ma batterie apercevoir la crête du Chemin des Dames sur laquelle s’abattent les obus de tous calibres et qui fume comme un volcan. Les obus de 400, de 370, de 270 font des gerbes formidables. Par suite de notre rôle de contre-batterie nous n’avons aucune liaison avec l’infanterie, aussi nous sommes sans nouvelles. A 10 heures cependant on nous annonce que le premier objectif du corps d’armée a été atteint. Vers 11 heures nous apprenons que l’attaque a pleinement réussi dans notre secteur et Gondelle reçoit l’ordre d’aller reconnaître un observatoire à la Haute Pie. Nos troupes sont donc au moins à Vaudesson. A 12 h 30 ordre de cesser le feu. Un silence impressionnant succède au vacarme de la matinée. A midi d’ailleurs le colonel commandant l’AL 21 donne l’ordre aux batteries de se déplacer pour aller occuper les positions reconnues ces jours-ci près de la carrière du Piano à 1 km au NE de Sancy. La 12e batterie doit commencer le mouvement ce soir et nous demain. Comme ma batterie est placée actuellement elle peut encore tirer sur les passages de l’Ailette et gêner les Allemands dans l’évacuation de son matériel. Le soir les nouvelles se précisent : nous avons pris au moins 25 canons et 7500 prisonniers dont un grand nombre sont déjà rassemblés au poste de commandement de la division derrière nous. Le récit d’un des prisonniers fait connaître que la batterie 35-55 battue par moi le 17 octobre a eu ses 4 pièces démolies et 7 hommes tués. »

René GERMAIN, 22 ans

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« 4 heures. Tout le monde est en place et il nous reste une heure à attendre, qui restera dans ma mémoire comme l’une des plus dures de ma vie, tant elle fut tragique, heure qui me sembla durer un siècle, heure de massacre sans nom où nous fûmes de pauvres pantins qu’un maître cruel s’amusait à déchirer. Les hommes cassaient la croute et buvaient plusieurs quarts de suite pour se soutenir, car l’émotion serrait les cœurs et les gorges. Une légère odeur d’eau-de-vie flottait… Tout à coup, une immense lueur embrase le ciel derrière nous, alors que les hurlements de mille pièces font trembler la terre. Le pilonnage commence… La partie est engagée. Dans la nuit, l’effet est effrayant : pas une pièce ne doit chômer, et le front allemand se couvre d’épouvantables craquements comme si l’écorce terrestre allait s’ouvrir…Mais la riposte n’est pas longue à venir, l’ennemi doit sentir que la nuit sera décisive. Des rafales de gros obus tombent sur les parallèles et les boyaux avec une précision diabolique, de hautes flammes rouges jaillissent de tous côtés pendant qu’une pluie de terre crépite sur nos casques… Ça se gâte ! Une lueur fulgurante devant moi… Je suis plaqué sur le dos, du soufre plein le nez ; des gémissements s’élèvent, des cris de douleur percent le tumulte… un blessé, le caporal Mégret – qui fut avec moi au Chemin des Dames – s’enfuit en geignant, marchant sur nos têtes et nos dos pour passer. Arnoux vient d’avoir quatre hommes tués au même instant, et deux blessés, dont l’un expire, un bras arraché. Il demande qu’on l’achève, et j’entends encore sa voix : – Tuez-moi, tuez-moi puisque je vais mourir…Maintenant, c’est la boucherie dans toute son horreur. Devant moi, terré comme une bête, l’homme de liaison, un jeune au visage blanc comme cire, les yeux exorbités, murmure sans arrêt : – On va tous nous tuer… Mes bras tremblent convulsivement. Les explosions se succèdent avec une telle rapidité qu’on ne voit plus qu’une scène confuse, saccadée. Je me prends à penser que nos tirs de contrebatterie n’ont pas été très efficaces… Tout à coup, il me semble que je suis écrasé, aplati, que ma tête est rentrée dans mes épaules en brisant mes vertèbres… Une masse de terre s’écroule sur moi et je suis asphyxié par la dynamite… Je ne cherche pas à comprendre, mon cerveau est vide… Des hurlements affreux montent à côté de moi et je rencontre des bras qui s’agitent désespérément. Je me dégage et vois le visage convulsé du petit soldat qui m’appelle : – Au secours mon lieutenant, emportez-moi, me laissez pas là ! Je l’examine hâtivement : à la place de son ventre, un magma de sang… J’en ai plein les mains, les manches. J’essaie gauchement de dégrafer l’homme pour le panser, mais ce sont de tels cris et j’entrevois de telles blessures que j’y renonce. Il n’en a pas pour longtemps car le liquide chaud coule abondamment, tapissant notre trou, mouillant mes genoux et s’infiltrant dans mes jambières… Et toujours ces supplications entrecoupées de hoquets : – Faites-moi emmener ! Je suis sûr qu’on pourra me soigner… Faut m’opérer tout de suite… l’ambulance n’est pas loin… Faites vite ! Pauvre gosse, il faut que je te laisse claquer là sous mes yeux, dans ce trou puant ! Je sens l’angoisse me tenailler, mordre mes entrailles, la peur s’infiltrer dans la moelle de mes os. Une voix hurle à mes oreilles ! – Le commandant Alix vient d’être tué, le commandement du bataillon passe au capitaine Leriche… faites passer ! Allons ! C’est une hécatombe avant d’avoir pu remuer un doigt… Je répète l’ordre en le criant. Arnoux a compris, mais me dit qu’il ne peut plus attaquer en premier, il a perdu trop d’hommes… Je passerai donc en tête. Devant moi, l’homme s’éteint et ne bouge plus. Un coup de bélier me précipite sur son corps encore chaud. Je reste collé à lui quelques secondes, étouffé par la fumée de l’obus qui vient de tomber, meurtri par le choc, puis me relève péniblement avec la sensation d’un poids qui me brise les reins… Je me retourne… L’homme qui se tenait derrière moi est tué net, la tête presque décollée du tronc. Alors je perds tout espoir, tout courage. Entre deux cadavres qui me pressent, qui m’inondent de leur sang, ma volonté s’enfuit. Je suis sûr de mourir, moi aussi, certain que personne ne pourra s’échapper de cet abattoir. Si au moins on pouvait bouger, s’agiter, répondre aux coups reçus, mais non, nous sommes prisonniers dans cette boue sanglante où nous serons à coup sûr hachés menu. D’ailleurs nous sommes déjà à deux pieds sous terre, bien en place pour être saignés, de la belle chair à canon pour ce cimetière dont je creuse déjà la pierre avec les doigts, comme pour m’y enfoncer davantage… Des gémissements de damnés montent de tous côtés, dominant le vacarme… Je revois tous les miens, me représente l’angoisse de ma mère ne recevant plus de nouvelles, et des larmes gonflent mes paupières… Je ne suis plus un homme, je ne suis plus un chef qui doit réagir, je ne suis plus qu’un pauvre gosse qui a peur et qui voudrait quelqu’un à ses côtés, quelqu’un de fort et de rassurant, alors je prie, intensément, comme un exalté, et insensiblement je retrouve mon calme, je domine ma peur, je redeviens moi-même…Je ne suis pas pratiquant, je jure certes plus souvent que je ne prie, mais je l’affirme bien haut, c’est cette prière dans ce charnier qui m’a sauvé. Dans le choc, ma montre a jailli de ma poche et pend au bout du lacet de cuir. J’aperçois son cadran lumineux qui brille dans la nuit du boyau, et mes yeux ne quittent plus les aiguilles. 5 heures ! Encore un grand quart d’heure. Comme c’est long, comme j’ai hâte de sortir de ce cimetière… et que l’attaque sera peu de chose, en comparaison. Les hommes doivent être comme moi : ce ne sont plus des guerriers qui sont là, courbés, semblant attendre le sacrifice, ce sont des ventres qui attendent qu’on les ouvre, des têtes qu’on les sectionne, des bras qu’on les arrache, du sang qui guette une issue pour couler… C’est le plus grand abattoir que j’aie jamais vu. 5 heures et quart. Je me dresse comme un fauve, je saute sur le parapet, je hurle tel un fou : – En avant ! En avant ! Tout le monde est dehors, toutes les sections mêlées se ruent droit devant. La nuit est toujours noire, et l’on ne voit que des images fulgurantes comme des vues prises au magnésium. A ma gauche, les troncs déchiquetés des arbres, dans la carrière, se détachent sur l’éclair des obus. Un de mes caporaux tombe sur sa musette de grenades qui explose, le coupant littéralement en deux… Qu’importe, maintenant que nous pouvons marcher, nous n’avons plus peur. Nous sommes obligés de nous arrêter brusquement car notre élan nous a jetés dans le barrage roulant. Il est prodigieux, ce barrage. C’est une vraie muraille de fer et de feu qui s’avance lentement et derrière laquelle nous collons à soixante mètres à peine, insouciants des éclats en retour. Une pièce doit être mal pointée, car un obus tombe régulièrement court à hauteur de nos rangs ; d’instinct, nous avons repéré son axe et nous nous en écartons. La marche dans cette mer de terre, aux dépressions énormes, aux vagues puissantes, est très fatigante. Tout à coup, une mitrailleuse nous claque aux oreilles. Elle est à 15 mètres devant nous, un peu à gauche. Quelques poilus se précipitent, et à la faveur de l’obscurité réussissent à s’en emparer, mais les soldats qui la servent se sont réfugiés dans l’abri profond qui doit être intact. J’y envoie un de mes lance-flammes qui, d’un jet de feu, massacre tous les occupants. Le jour se lève et l’on distingue confusément le chaos de ce continent d’un nouveau monde, le fort déchiqueté, les carrières hérissées de squelettes d’arbres et les silhouettes des hommes qui avancent. Il est heureux que chaque soldat connaisse la marche à suivre, car le commandement est presque impossible dans ce vacarme et cette clarté réduite. D’eux-mêmes, comme à l’exercice, les hommes contournent les carrières qui nous envoient maintenant une grêle de balles, mais il est facile de se protéger dans ces immenses trous d’obus dont quelques-uns pourraient contenir une compagnie tout entière. Je veille à ce que le mouvement ne s’accentue pas trop vers la gauche, et cherche les hommes de l’autre demi-bataillon qui doit se joindre au nôtre. Le boyau des Besogneux, point de jonction, est jusqu’ici invisible, absorbé sans doute par cette multitude d’entonnoirs. Voici les hommes de gauche. Nous reprenons notre marche de front. Je trouve enfin quelques tronçons encore intacts des Besogneux, pleins de cadavres en décomposition. Il fait jour maintenant, le ciel est gris sale, de gros nuages pendant très bas. Soudain, un feu meurtrier de mitrailleuses nous saisit des deux côtés, venant de la Danse. Quelques hommes sont fauchés par la rafale. Mon étui à masque tombe, le cordon qui le retenait à mon ceinturon sectionné net par une balle qui troue en même temps ma capote. Déjà, mes grenadiers se sont avancés à plat ventre pendant que quelques tromblons envoient des grenades à fusil. Une Hotchkiss s’installe à côté de moi et riposte, bande pour bande. Nos grenades pleuvent maintenant en jetant leur piaulement cruel. La mitrailleuse de gauche se tait brusquement, et je vois surgir les tireurs qui lèvent les bras : ils sont une vingtaine de Boches qui sortent péniblement d’un abri et qui courent vers nos arrières. Mais ceux qui sont devant moi semblent vouloir tenir jusqu’au bout et tirent toujours. Nous sommes pourtant à 10 mètres. Je fais un signe à mes hommes et d’un bon je me précipite vers eux, me trouvant face à l’enfin au pied duquel ne restent que deux hommes qui râlent… les autres sont descendus dans la cheminée d’un de ces abris perfectionnés et doivent être barricadés dans la chambre souterraine. Je me penche au-dessus de l’orifice mais un coup de feu venu d’en bas me salue en me frôlant la joue. Tant pis pour eux ! Je fais venir un lance-flammes et un jet de feu s’engouffre dans le puits. Des hurlements affreux sortent de là-dessous en même temps qu’une lourde fumée noire qui plane sur ce coin meurtrier. Tout à coup, une espèce de démon jaillit à 5 mètres en contrebas, sortant de l’abri par l’issue principale : c’est une torche vivante et de courtes flammes le mangent tout entier. Il saute comme un fou, s’abat, se roule par terre, repart, retombe et finalement meurt avec des gestes de pantin… C’est horrible… Mes hommes mis en fureur se ruent sur l’abri ouvert et commencent à massacrer à coups de baïonnettes les occupants encore indemnes malgré leurs supplications et leurs bras levés. Je réussis à arrêter cette boucherie et à faire évacuer la dizaine de Boches encore vivants, paralysés par la peur qui décompose vilainement leurs figures terreuses. Dieu que c’est laid un homme qui a peu et qui le montre !

Jean-Julien WEBER, 29 ans

Jean-Julien WEBER, 29 ans. Cliquer pour développer.

« A 4 h 47 environ, j’annonçai l’heure H. Dès 5 h 15, en avant, en pleine nuit. Ce fut pénible. Il fallait se hâter pour être avant H + 10 minutes hors de nos lignes. Des réseaux français encore intacts nous déviaient. On se déchirait. Le contact entre les sections fut maintenu malgré tout. Je passais notre première ligne au chemin creux qui prolonge au nord-ouest la tranchée Barberousse. On franchit l’Hyène, les Mécomptes, me semble-t-il, des trous d’obus et de torpilles, et encore des trous, immenses. Des mitrailleuses allemandes commençaient à cracher, à droite et en face de nous. Il pouvait être 5 h 45. Il fallait marcher par bonds, par paquets, par hommes. Quelques pertes commençaient à se produire (j’ai donné deux fois l’absolution générale au cours de ce que j’ai fait comme attaque ; je n’ai administré que deux hommes ce jour-là sur le champ de bataille : le sergent Serafini, de la 2e compagnie, mort depuis, et le caporal-fourrier Bougenat, de la 5e dont j’ignore le sort). Pas un coup de canon. Je tombai sur la 2e compagnie. La section Monet était arrêtée dans la région Mécomptes-Basset-Lucre-Apreté. Il y avait eu un peu compression des unités. Des gens du 2e bataillon étaient là, le commandant Quilliard lui-même s’y trouva même un moment : il me fit remarquer que, dans ma correction de marche, je m’orientais trop face à l’est. La 2e compagnie commençait le siège des mitrailleuses. A droite, on voyait nettement la progression. Je m’impatientais. Être arrêté ainsi commence par produire une impression d’élan coupé, d’insuccès : il faut renouveler sa foi à l’œuvre à faire. Puis en enrage de voir les autres avancer. Je me décidai à appuyer sur la gauche pour progresser moi aussi, laissant la 2e achever son ouvrage. Le tir des mitrailleuses se calmait. On commençait à voir clair, à voir plus clair dans la situation. Je prévins Escudié, qui m’avait suivi avec son monde. Heck était un peu en retrait avec ma liaison. Je voulus faire un bond de côté pour le prévenir. Au moment où je sautais d’un trou d’obus dans un autre, je me sentis touché. Il était vers les 6 heures ou 6 h 15. Je venais de recevoir une balle dans la cuisse. L’os n’était sûrement pas touché : je pus descendre dans un trou d’obus et m’asseoir. Le caporal Chapart et le soldat Martin accoururent. Je fis passer d’abord à Escudié ma sacoche avec mes papiers, pour le lieutenant Braban. La plaie, assez large, saignait abondamment. On fit un garrot avec mon ceinturon. Puis on découvrir un deuxième trou, plus bas. En fait, j’avais une blessure en séton ; je l’avais reçu le genou horizontal. Mais il sembla, au premier abord, que j’avais deux balles reçues de droite à gauche. On me fit mon pansement. Je renvoyai Martin avec la compagnie qui reprenait sa marche, la mitrailleuse ayant été vaincue. Je restai peut-être un quart d’heure-là. Les vagues avançaient, les prisonniers affluaient, levant les bras : c’était du 55e d’infanterie. J’en fis venir un pour m’aider, puis nous partîmes à la boussole. Comme je pouvais marcher avec un seul aide, je renvoyai Chapart, décoré depuis de la Croix de Guerre et proposé pour sergent, pour sa belle conduite dans la suite de l’affaire. Me voilà parti au poste de secours avec mon Fritz, soldat au 55e, dans le civil tuilier dans la principauté de Lippe-Detmold. Il me raconta entre autres choses qu’ils s’attendaient à notre attaque depuis le 17. Nous vîmes, en passant un boyau, son chef de bataillon regagnant nos arrières. Décidément, les régiments allemands s’effondraient en face de nous sans réaction aucune.

Louis ROGEZ, 21 ans

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« 5h15. Le lieutenant Pauchon fait signe : en avant ! De toutes parts les hommes se lèvent, se hissent hors des trous, baïonnette au canon, et prennent tant bien que mal la formation prescrite en colonnes par un. L’obscurité est totale. Je marche dans le sillage du lieutenant Pauchon avec les agents de liaison. Nous trébuchons dans les entonnoirs et dans les débris des réseaux. Autour de nous des explosions, de la fumée, des sifflements de balles et d’éclats. Des camarades tombent, ils ne se relèvent pas tous. Nous entendons des cris. Le terrain est ravagé. Des fusées, des lueurs. Le spectacle est irréel, autour de moi. Où sont les Allemands ? Un corps immobile et recroquevillé de place en place. J’ai perdu le contact avec le lieutenant Pauchon. La belle ordonnance prévue est disloquée mais chacun regarde son caporal, son sergent, son chef de section : en avant, on se regroupera bien quelque part, quand il fera jour. Nous sommes arrivés à la tranchée de la Danse, un chaos qui serait sans nom s’il n’avait eu celui-là avant. Un coup d’œil à ma montre : 6 heures. Nous devons attendre qu’il soit 9h15 où nous partirons pour attaquer, sur l’inclinaison du plateau, la tranchée de la Lusace, puis, sur ses pentes, le bois de la Garenne, enfin, à ses pieds, Chavignon. Nous sommes tous terrés dans ce qui reste de la tranchée de la Danse : les balles et les obus arrivent de toutes parts. Pour moi, je suis au fond d’un énorme trou avec quelques zouaves. Quand le jour naît, un peu blafard dans une brume légère, j’essaie de regarder au-dessus de mon trou : à plus de 100 mètres, dans le chaos, je crois apercevoir des éléments de tranchée, la Lusace sans doute que nous devons prendre. Nos canons ne cessent de marteler tout le plateau et les fonds au-delà. Un de mes camarades qui ne sent pas à l’aide voudrait aller ailleurs, un peu en avant où les obus allemands semblent tomber moins dru. Je lui conseille de rester où nous sommes ; il ne m’écoute pas, s’élance en courant, des balles sifflent et je ne le vois plus : peut-être a-t-il trouvé un trou plus confortable et plus sûr. Quand nous avancerons tout à l’heure, nous verrons son cadavre, une balle dans la tête. Il s’appelait Abrami et il était venu d’un village algérien jusqu’au Chemin des Dames. A 9h15 : en avant ! Fusils, mitrailleuses, fusils-mitrailleurs à la cadence caractéristique. Nous avançons le plus rapidement possible. Plusieurs s’écroulent. Un peu d’hésitation autour de moi. Je brandis mon fusil et je crie : En avant ! On repart de plus belle. Voici la tranchée de Lusace sans doute. Des ombres. Je tire, nous tirons tous, c’est comme un vent de folie qui nous emporte. Des Allemands en tas, morts auprès de leurs mitrailleuses. Brusquement un Allemand surgit d’un trou qui doit être l’entrée d’un abri : il a la mâchoire enlevée, il tient la main sur sa plaie hideuse comme s’il voulait soutenir son menton disparu ; il bredouille mais ce n’est qu’un gargouillis de sons. Le sang coule le long de sa vareuse jusqu’à terre. Je lui indique la direction de l’arrière, il file. Jusqu’où est-il allé ? En voici un autre, sans armes, les mains en l’air. Un signe et il file à son tour. Nous reprenons notre marche, nous arrivons à la lisière du bois de la Garenne. J’apprends que le lieutenant Pauchon a été blessé très grièvement. Nous nous reformons en petites colonnes. Nous sommes au chemin creux qui longe le bois vers Chavignon. Il est rempli de cadavres, dans toutes les positions. Sur notre gauche, dans le ravin, des canons abandonnés ; un peu partout des armes, des équipements, du matériel. La réaction de l’ennemi est plus faible ; les coups que nous recevons semblent venir de plus loin. Nous continuons et voici Chavignon, notre objectif final : c’est pour nous tous une minute grandiose. Nous pénétrons dans le village où notre artillerie a causé de gros dégâts. Une compagnie pousse jusqu’à Le Voyeu, un hameau au nord de Chavignon, sans rencontrer d’Allemands. La nôtre regagne les abris du chemin creux de La Garenne. »

Charles SCAVINO, 19 ans

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« Au seuil des entrées, il y eut quelques hésitations. Pénétrer à peine une poignée d’hommes dans ces abris regorgeant de boches et où se trouvaient des réserves de munitions n’était pas une petite affaire. Mon camarade Duplat, après avoir lancé 2 ou 3 grenades, s’élança en nous entraînant. Un véritable démon, gesticulant dans la fumée, un énorme couteau-poignard à la main, il apparaissait comme démesurément grandi dans cette lutte où l’on s’égorgeait avec rage. Le vide fut fait autour de nous en moins de deux minutes et Duplat nous conduisait vers les autres poches de la carrière. Ce fut rapide encore : les grenades avaient fait du bon boulot et les survivants surgissaient, hagards, vers les autres sorties. Nous les cueillîmes à point ; ce fut une bonne capture : 12 loups gris dont un sous-officier décoré de la croix de fer, appartenant tous au 3e régiment de grenadiers de la Reine Elizabeth. La suite fut brève et nous nous élançâmes sur les pas de notre section. »

Eugène HENWOOD, 37 ans

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« Par un temps affreux, nous quittons notre cantonnement de repos et c’est la montée harassante en secteur, véritable montée au calvaire, tant de fois décrite. Nous avançons péniblement dans la fange qui nous rejaillit au visage. La nuit est extrêmement sombre. Nous marchons dans un océan de ténèbres, ne distinguant ni ciel ni terre. Je trébuche dans les trous d’obus. Nous nous aidons entre camarades pour ne pas être enlisés, pour ne pas sombrer dans la boue. Oh, cette affreuse boue ! Elle semble me mouler. J’en ai plein les yeux, plein la barbe. Ma capote est lourde, terriblement lourde. Comme un long serpent, notre colonne se déroule, chemine lentement et sans bruit, parfois en un boyau, parfois en une piste consolidée, ça et là, par un assemblage de rondins, affaissés par endroits, ce qui contribue à rendre notre marche pénible. J’ai les épaules brisées par les courroies des musettes contenant nos vivres pour quatre jours et le matériel que nous avons chacun à porter.

Gaston GRAS, 21 ans

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« Dans l’ombre, les baïonnettes surgissent des fourreaux ; on n’a pas besoin d’ordres. Fébrilement, on tâte les musettes, la bosse que forment les grenades O.F., le paquet de pansement. Tout y est : allons ! à la grâce de Dieu !

Diego BROSSET, 18 ans

Diego BROSSET, 18 ans. Cliquer pour développer.

« 23 octobre 1939. Date anniversaire de mes premières rencontres sérieuses avec la mort. Il y a vingt-deux ans, à cette heure-ci, je regardais mourir mon lieutenant dans la blême lumière d’un champ de bataille extraordinaire où passait bas dans la mitraille un avion d’infanterie à flamme rouge. Aujourd’hui, je vois la guerre sous une autre forme. Je découvre ce que le mot représente pour des hommes dont on croit qu’ils sont des chefs. Pour des hommes qui commandent. Et la puanteur est bien plus forte cette année qu’il y a vingt-deux ans sur le plateau du Chemin des Dames, à côté de la Malmaison. »

Marcel RIME-BRUNEAU, 24 ans

Marcel RIME-BRUNEAU, 24 ans. Cliquer pour développer.

« A 1 heure, nous atteignons Nanteuil-la-Fosse en ruines et les chars s’arrêtent en colonne dans la montée du plateau. Les lignes sont à 500 mètres. Le reste de la nuit se passe dans une carrière. Il fait un froid de chien.

Paul DOUCHEZ, 38 ans

Paul DOUCHEZ, 38 ans. Cliquer pour développer.

« 23 octobre 1917 0 H 30 : nous recevons l’ordre d’être sur nos emplacements de départ pour 2 h 00. Le trajet se fait en pleine obscurité, très péniblement, à cause de l’étroitesse des boyaux, mais sans autre incident que la mise des cagoules. Ma section se déploie dans la « parallèle », à cheval sur le boyau C2. Dès notre arrivée, je dois faire décharger mes hommes où ils peuvent et leur faire creuser les gradins de franchissement. Je fournis deux hommes à une équipe qui va ouvrir les passages dans nos réseaux. L’un d’eux, blessé, a les plus grandes difficultés à passer dans la parallèle pour gagner le poste de secours. Un éclat me blesse un autre homme à droite. Il lui faut une douzaine de minutes pour franchir 20 mètres. Que ne peut-on fourrer ici, à notre place, les misérables qui ont fait creuser cela.

Germain TORRES, 28 ans

Germain TORRES, 28 ans. Cliquer pour développer.

« 21 et 22 octobre. Bombardement terrible des deux côtés mais nous prenons le dessus. 23 octobre 917. Depuis minuit un roulement terrible de l’artillerie française ; les Boches répondent avec acharnement. C’est le jour décisif : à 5 h 15 Heure H : l’artillerie allonge son tir, les Boches redoublent d’énergie. Et dans cette avalanche de feux et de pluies d’acier et de cuivre, nous passons par-dessus tout et nous filons chez les Boches ; à 9 h et demie les carrières sont atteintes. Le 4e bataillon prend ses dispositions pour les défendre ; à 6 h moins 10, le 8e bataillon repart à l’assaut des tranchées Edimbourg appelées Carabine ; et la Danse, en effet, ça danse là-dedans, dans tous les coins ; à notre droite liée avec nous, le 4e Zouaves s’empare du Fort de la Malmaison ; à notre gauche le 4e mixte toujours la 38e DI s’empare du Bois de Garent ; et là en plein bled, nous restons jusqu’à 9 heures à travailler, creuser, faire des trous pour s’abriter un peu car il ne reste plus trace des tranchées ennemies. Pendant ce temps, l’artillerie s’était apaisée des deux côtés ; néanmoins on était sourd pour quelques jours, tout de même. Avant l’assaut du 3e objectif, comme je remonter de la tranchée de la Dame à 200 m à gauche du Fort, avec Adroher, Boqueho et Cordat, un obus me tombe juste devant, aux pieds, pas à un mètre, sans l’avoir entendu venir. Bref, il explose, je n’y plus que du bleu ; j’ai toute la figure couverte de boue, de sang, et je ne puis plus ouvrir les yeux, ce qui fait que je ne sais pas si mes hommes sont touchés, car je ne vois ni n’entends plus rien ; je reste là quelques minutes et enfin, pouvant par intervalles, ouvrir un œil, je regarde et ne vois plus mes amis. Sur le coup, j’ai cru qu’ils étaient pulvérisés, alors me sentant capable de marche, me voilà parti au P.S. des grottes ; et là on m’a soigné tant bien que mal, et suis remonté en ligne, pour favoriser la tâche à mes collègues qui doivent partir à 9 heures et quelques, à l’assaut du Mont des Tombes. Bref mes yeux vont mieux et j’apprends que de mes hommes, il n’y a que Boquého de blessé au genou. Les deux autres, ayant fui, ont été blessés quelques instants après ; et je suis resté avec mon ami Boquého, les deux autres sont partis à l’arrière. Enfin vers 9 heures, les Boches ayant reçu du renfort (on les avait vus arriver en autos), se préparaient à reprendre le terrain perdu, et comme un fait exprès, pendant qu’ils s’organisaient pour foncer sur nous, l’heure de notre 2e bond arrive ; notre artillerie se remet en fureur, écrabouillant tout à son passage ; et notre 1er bataillon arrivant à l’instant, partait à l’assaut et culbutait tout ce qui avait échappé à l’artillerie. 20 minutes après leur départ, des tas de prisonniers Boches s’amenaient tout seul ; et notre succès se dévoilait déjà, car c’était les réserves Boches qui venaient de débarquer, qui étaient déjà cueillies par les Français. Vers 11 h 30, nous étions en avant de la Briqueterie de Chavignon ; les Zouaves à gauche et à droite étaient eux aussi à leur but, et nous organisons le terrain conquis. »

Léon-Antoine DUPRE, 20 ans

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« Nous sommes partis à cinq heures du soir et pour monter jusqu’aux premières lignes nous avons fait vingt kilomètres. Jamais je n’ai tant souffert de la fatigue. Après avoir dépassé les batteries d’artillerie lourde qui tiraient continuellement ou qui prenaient position dans la boue, nous sommes arrivés à l’endroit où commencent les « boyaux ». J’ai passé une nuit terrible. Nous avons parcouru au moins dix kilomètres dans les « boyaux » avec de la boue jusqu’au genoux. J’ai pleuré tellement j’étais rendu et fatigué. A un moment donné, je me suis enlisé dans la boue jusqu’au ventre et ce sont les tirailleurs venus à mon aide qui m’ont tiré de là… Nous sommes arrivés en premières lignes à une heure du matin. Pas d’abri, une simple tôle légère. J’ai passé la nuit sans dormir… Au petit jour, mon temps a été employé à poser des lignes téléphoniques jusqu’aux tranchées de départ. A huit heures le maréchal des logis de chasseurs a été blessé grièvement à côté de moi par un obus, jambes et mâchoires fracturées. Comme j’ai pu, aidé de quelques tirailleurs, je l’ai transporté au poste de secours. Par suite de ce malheur, je devins chef de l’équipe. Le bombardement français était commencé depuis trois jours. Impossible de dormir un peu. Les mitrailleuses placées près des batteries d’artillerie faisaient du tir « indirect », c’est-à-dire tiraient des milliers de cartouches sur les « pistes » de l’ennemi et par leur « tac-tac » infernal nous tenaient éveillés. Enfin on passe la nuit tout de même, debout… Au matin, vers quatre heures, alerte ! On se dirige, dans les tranchées, vers les points de départ. L’attaque devait avoir lieu à cinq heures quinze. Nous avions un quart de « gniole » avec de l’éther, par homme. Je n’en ai pas bu. J’étais tellement certain, je ne sais pourquoi, de ne rien avoir que je me sentais assez fort pour monter à l’assaut sans m’étourdir. Ma mission était de suivre le commandant de bataillon et lui servir d’observateur et d’agent de liaison. A cinq heures douze, le commandant nous prévient, il faisait tout petit jour. « Attention les enfants, il est presque l’heure, dans trois minutes nous sortons. » Que ces trois minutes furent longues ! Tout d’un coup le commandant s’écrie : « Allons, en avant ! Hardi les gars du 4e zouaves ! » Il fallait escalader le parapet de la tranchée, le commandant manque son élan, je le pousse aux fesses et je l’aide à monter sur le haut du parapet boueux. « Merci, mon petit », m’a-t-il dit. Et nous voilà sur la plaine… Comment décrire un tableau si terrible ? Le barrage des « 75 » faisait une ligne de feu devant nous. Les tirailleurs, baïonnette au canon, s’avançaient le buste courbé, à petits pas. Le commandant et moi, côte à côte, un peu derrière, la canne à la main gauche, le revolver à la main droite, et tout mon « barda » sur le dos, deux projecteurs, deux grosses piles électriques au ceinturon, la boîte à téléphone, le rouleau de couvertures sur les reins, bidon, musette… et un peu plus loin deux de mes chasseurs qui déroulent, qui déroulent toujours du fil téléphonique d’une énorme bobine dans laquelle ils ont passé un gros bout de bois… Nous avançons toujours derrière le tir des « 75 ». Nous traversons le « Chemin des Dames ». Les lueurs des obus de « 75 », les fusées boches, les éclatements, le feu, la mitraille, les balles, la fumée, c’est quelque chose d’inouï et d’inexprimable… Soudain, un souffle chaud avec une détonation tellement fort qu’elle semble vous briser le tympan, une lueur qui vous brûle les yeux : un obus a éclaté entre nous deux certainement. Le commandant me regarde : « Blessé ? » - « Non » - « Eh bien ! Celui-là nous a chauffé le derrière ! » En passant mes mains sur la figure, je sens que mes sourcils sont brûlés. Nous avons eu chaud ! Le commandant me dit encore : « Dupré, allez dire là-bas au lieutenant Utrèche que vous voyez à votre droite, qu’il appuie trop à droite. » J’y vais en courant, arrivé près du lieutenant, je dis « Mon lieutenant, ordre du commandant, vous… » Je n’ai pas le temps de finir ma phrase, le lieutenant porte sa main à sa figure, tombe en avant en criant : « Ah ! » Je m’en souviendrai toute ma vie. Une balle avait dû lui traverser la tête. Nous continuons notre avance, et nous nous arrêtons deux cents mètres plus loin dans une tranchée allemande qui était notre objectif. Nous avons attendu là trois heures, dans les trous d’obus. Les balles ennemies passaient très peu au-dessus de nos têtes ou écornaient le bord du trou d’obus où nous étions tête baissée. Deux tirailleurs assis à côté de moi un peu plus haut presque au bord du trou, causaient lentement dans leur jargon nègre. Tout d’un coup, ils s’affaissent tous les deux légèrement, la tête en avant sans une plaine. Je grimpe un peu pour voir, je regarde leur figure… tous les deux morts, morts, en même temps, par une balle de mitrailleuse… Nous nous installons tant bien que mal dans le terrain conquis. Je trouve une sape boche énorme. Je réunis mon équipe. Nous sommes cinq sur dix-huit. Que sont devenus les autres ? Tués ? Blessés ? On lance quelques grenades dans le fond de la sape au cas où quelques Boches rebelles nous tirent dessus au moment où nous serions descendus. Nous descendons. Nous trouvons trois blessés dans cet abri. L’un est couché et porte un brassard de la Croix-Rouge. Les deux autres sont assis et paraissent hébétés. Nous ne leur disons rien. Quelques camarades se couchent sur les couchettes de l’abri. J’ouvre une boîte de sardines et je mange une sardine sans pain, nous n’en avons plus. Je donne un bout de chocolat à un Boche qui porte un brassard. Il refuse et je comprends par ses gestes qu’il est blessé au ventre par les grenades que nous avons lancées tout à l’heure. Je relève une couverture posée sur lui. Sa veste et son pantalon à la hauteur du nombril sont déchiquetés et il a une affreuse blessure, son pantalon gris est plein de sang. Il gémit doucement. C’est affreux ! »

Célestin FREINET, 21 ans

Célestin FREINET, 21 ans. Cliquer pour développer.

« Le jour J approchait. On avait une baraque, d’assez bons grillages pour dormir. Chaque jour on faisait la « nouba » du jour qui précède l’attaque. Partout fourmillement… Obus qui glissent sur le toit… Sur le haut du coteau où nous sommes adossés, un joli bois où on serait bien avec sa belle… On joue… Quand on est monté en ligne, le bruit des mitrailleuses nous assourdissait. Un jour, j’ai eu la joie du chasseur en voyant deux hommes à l’affût d’un pauvre Allemand qui, de trou en trou, apportait à manger aux premières lignes… Fallait-il qu’on fût devenu sauvage ? A droite, huit Boches se sont rendus, levant les bras bien haut. L’un se tenait les reins et marchait courbé en deux… un autre avançait péniblement en traînant la jambe. Un 155 tirait trop court et faisait à tout instant trembler la cagna. Assis sur les marches, je dormais… que je regrette ce sommeil ! Il était tard, on avait mangé un camembert. On m’apporte une photo d’avion et l’heure officielle. Un peu plus tard le commandant de compagnie de me donne l’heure H : 5 h 15. Il était quatre heures. Il faisait froids. Le brouillard était épais. La tranchée débordait déjà de gens harnachés. Devant le poste du colonel, des sapeurs discutaient… Les fantassins se taisaient… Enfin, voilà le roulement classique, l’enfer déchaîné dont rien ne peut donner une idée. Ce moment tant redouté, tant attendu, arrivait enfin… On regrettait seulement de n’être pas encore au lendemain. L’aumônier de la division : à la lueur des éclairs on distingue sa haute stature, sa grande barbe, ses gestes diaboliques. – Mes enfants, vous allez partir à l’assaut… Pour quelques-uns, le sort sera fatal… Recueillez-vous tous… Nous allons réciter le « Notre Père ». Je vais vous donner l’absolution. Comme tant d’autres, je me suis senti au seuil de l’au-delà. Dans mon recueillement, je n’ai pas pu voir mon dieu ; la rage des hommes est trop forte… Encore une minute… attention !...hop ! Le brouillard était toujours aussi épais et aussi humide… La boussole brillait dans ma main… Il y avait des hommes et des hommes, tous aussi égarés dans ce désert tonitruant. J’ai atteint l’objectif… Les prisonniers remontent la côte que l’on vient de descendre, les bras en l’air, semblables à des polichinelles… – Kamerad alsacien !... Kamerad… pas kapout !... Grands gars roux imberbes… C’était la Garde Prussienne. Derrière nous, un signaleur a voulu rire un brin. Il a arrêté au passage un des ces malheureux et lui a appuyé sous le menton le canon de son mousquet. Et la victime a levé encore plus haut les bras, comme pour appeler Dieu à son secours… Il devait murmurer quelque supplication… ses yeux devaient être confondus d’épouvante. Le Français n’a pas tiré… Un soldat a appuyé son front sur le rebord de la tranchée qu’il vient de creuser – comme pour dormir. Ses voisins n’ont rien vu, n’ont rien entendu ; aucune trace de sang… Il est mort. A droite, des noirs arrivent. Un 155 tombe près d’eux qui nous les jette dessus. Un obus sur nous… tels, mus par une ficelle, ils se rejettent d’un bloc à leur première place, et se « planquent » dans la terre humide. […] Je marchais droite devant ma ligne de tirailleurs, regardant, sur la côte en face, monter le 2e bataillon, précédé d’un feu roulant. Un coup de fouet indicible en travers des reins : « Pauvre vieux… c’est ta faute… Il ne fallait pas rester devant… tu n’aurais pas reçu ce coup de baïonnette. » J’ai ri – je croyais qu’un soldat m’avait piqué par inadvertance, et je voulais l’excuser – j’aurai voulu cacher ma douleur… je suis tombé… Quelle était bête cette balle ! Par le milieu du dos, le sang gicle… Ma vie part avec… je vois la mort avancer au galop… Je n’ai pas voulu m’évanouir et je ne me suis pas évanoui… j’ai voulu me lever : j’ai rassemblé toutes mes forces ; je n’ai pas bougé… Ma poitrine est serrée dans un étau. »

Albert MARQUAND, 21 ans

Albert MARQUAND, 21 ans. Cliquer pour développer.

« Le grand jour 23 octobre, 4 h du matin. Dans la nuit opaque, nous cheminons en file indienne, en route vers les emplacements de départ. La lueur des coups de canon éclaire vaguement nos pas. Un long sifflement… un pan de mur s’écroule avec fracas devant la ferme Colombe. Au pas de course, la route est traversée et nos hommes, blottis contre le talus, allongent la ligne de leurs formes sombres et muettes. Au dernier moment, le boyau de la Ferme est reconnu intenable et nous restons là, aplatis, attendant anxieusement l’heure fatidique : 5 h 15. Un formidable coup de massue ébranle le sol et nous fait sursauter tandis qu’une grêle de pierres s’abat sur nos casques en pluie métallique ; une légère fumée sort d’un trou creusé sur la route devant nous. Un blessé. Deux camarades le déséquipent et le voilà parti en rampant. Des ombres défilent rapidement à un coin de la ferme ; dans la lueur fulgurante d’une éclatement quelques silhouettes s’évanouissent au ras du sol. Un brusque arrêt, puis la course effrénée reprend, accélérée par l’aiguillon impitoyable de la Mort qui plane… 5 heures… Un effroyable craquement, des shrapnels tombent sur nos capotes avec un bruit mat. Des cris s’élèvent à l’extrémité de la section ; je vais voir en rampant : un « jeune » se roule à terre dans d’atroces convulsions, une balle dans les reins ; rien à faire pour l’instant… Les brancardiers le ramasseront en passant. Les cris s’atténuent progressivement en une plainte continue coupée de brusques hoquets ; le cœur serré, je retourne aux côtés du lieutenant. Je ne connais pas de moments plus poignants que cette attente prolongée sous la mitraille, au milieu des éclats qui stridulent aux oreilles ; où chacun, replié sur soi-même, doit maîtriser ses nerfs, le cœur prêt à se décrocher »… Les minutes sont des siècles…

Georges SCARLAT, 26 ans

Georges SCARLAT, 26 ans. Cliquer pour développer.

« 28 octobre. Nos troupes ont fait une attaque sur le plateau. L’avance est importante. Nous arrivons pour organiser le terrain et pousser l’attaque, si possible (?). En attendant nous fonçons dans le brouillard. Nous cheminons péniblement au milieu des réseaux détruits dont les fils barbelés nous accrochent au passage. Il faut contourner des entonnoirs énormes. Nous tournons et retournons si bien sur nous-même que notre guide… ne retrouve plus son chemin. Nous voici perdus sur le plateau au milieu des trous d’obus. Comment se reconnaître ? Nous ne voyons pas à 3 m et le paysage est le même partout… Des trous, des fils de fer, des trous encore et toujours !! SI le brouillard se levait un peu nous verrions le fort… Il ne doit pourtant pas être loin… Ce brouillard est exaspérant… Voilà longtemps que nous marchons… nous avons soif… un énorme trou d’obus est plein d’une eau limoneuse… bah ! A tour de rôle, dans le quart du zouave qui nous guide nous buvons un peu d’eau sans penser… à ce qu’il peut y avoir dedans… Nous sommes habitués à vivre dans l’horreur, dans les charniers… un peu plus, un peu moins qu’importe… Enfin un bruit de voix nous parvient… C’est une corvée qui passe auprès de nous… Notre guide est remis sur le bon chemin… et après avoir parcouru 100 m nous sommes au fort. Pendant 2 ou 3 h nous avons dû tourner autour sans le voir… Maintenant nous descendons les fossés presque comblés et par un trou qui fût une poterne nous arrivons dans ce qui reste des casemates… Le fort de Malmaison est occupé par les zouaves qui ont menés l’attaque. Ils sont magnifiques. Le combat date d’hier et ils sont encore grisés par leur victoire. Les abords du fort sont pleins de cadavres allemands. Le nombre des prisonniers est considérable et la fameuse crête du Chemin des Dames entièrement dégagée. Conduis par un nouveau guide nous nous rendons au PC du bataillon de 1ère ligne. Le brouillard s’est levé d’un seul coup et nous pouvons voir le chaos qui nous entoure… C’est un paysage lunaire, digne d’une description du Dante ou de Wells… Les trous d’obus se chevauchent les uns les autres… pas un millimètre de terrain qui n’ait reçu plusieurs projectiles. A côté des petits entonnoirs de 77 voici les trous énormes des 420 et 405. Une maison entière pourrait entrer dans le trou et ne suffirait pas à la combler. Devant nous la vallée de l’Ailette puis les hauteurs de Monampteuil et là-bas à l’horizon la butte de Laon dominée par la cathédrale. Derrière nous une butte de terre boursoufflée et percée de mille trous… C’est le fort… En 1911, j’étais venu en promenade à Vailly, j’avais fait le tour du fort, j’avais admiré la vue merveilleuse… Jamais je n’aurais cru venir ici comme combattant… Certes les paysages lointains ont le même aspect… aussi bien vers Laon que vers Soissons la vue est superbe. L’on comprend l’acharnement des adversaires pour conserver ou conquérir cette crête, observatoire idéal. L’on comprend la vigueur des attaques, et la transformation de ce plateau du Soissonnais devenu un désert, sans un arbre, sans un chemin, sans un brin d’herbe… Dans de longues années les cultivateurs retrouveront encore des obus et des grenades enfouis au profond de la glèbe. »

Anonyme, Allemand

« Chemin des Dames, 22 Octobre 1917. Chère Catherinette, Depuis quelques jours déjà, le Français tire sans arrêt des obus de tous calibres sur les tranchées, sur la position en arrière des pentes, sur tous les chemins de communication et sur les routes qui conduisent à l'arrière. C'est une succession ininterrompue de jets de terre qui s'élèvent haut, au milieu du roulement, du fracas général et du grincement des rochers. Le monde s'écroule et il ne peut pas en être autrement ; tout tremble, tout vacille sous le choc et la pression des obus qui arrivent. Les sorties de nos abris seront-elles épargnées ? Déjà le Français a envoyé quelques marmites tout à côté, et l'abri voisin n'existe plus. Un coup bien dirigé et nous sommes réduits en marmelade sous dix mètres de terre. Voilà notre situation et nous attendons, les nerfs tendus. Oui, attendre, car nous sommes condamnés à l'inactivité. Et cependant, afin que cessent ces tirs, nous désirons tous que les Français viennent. Nous aurons vite fait de les expédier avec la tête ensanglantée. Voici la nuit. Le tir des canons lourds se ralentit. Les canons de campagne continuent de tirer sans arrêt. Celui qui parvient à s'endormir est bientôt réveillé par la sentinelle qui crie : « Alerte ». Et il en est ainsi chaque nuit. Ce n'est qu'entre 8 et 9 heures du matin que le feu est moins violent. Le Français boit son café. Alors on se risque hors de l'abri. Quel étonnement ! La contrée apparaît comme retournée à la charrue. Les trous se touchent. Au milieu de tout cela, des racines et des troncs d'arbres. On est pris d'un frisson. Là, des abris défoncés, plus loin de gros obus non éclatés. En avant, chez les fantassins, la première tranchée et les abris ne forment plus qu'un champ d'entonnoirs. La deuxième tranchée dans la pente n'existe plus qu'à demi. Les fantassins se trouvent dans les quelques rares abris qui sont encore intacts. Nous disposons également de quelques grandes cavernes. Mais peut-on se sentir en sécurité quelque part ici ? Hier, deux de ces cavernes ont été détruites par les obus. Impossible de s'approcher de la première dont les occupants ont été écrasés par les blocs de pierre. Dans l'autre on a retiré 80 blessés et 40 tués. Mais il n'y a pas que la position qui soit dévastée : toute la zone immédiate, toutes les routes et tous les chemins qui mènent à l'arrière, sont dans le même état. Attelages, voitures, chevaux, frappés par les obus gisent abandonnés sur les voies d'accès. Les « frères » tirent jusqu'à deux lieues en arrière du front, et leurs aviateurs règlent parfaitement le tir. On dit qu'à l'arrière aussi, il y a eu toutes sortes de pertes. Une partie seulement des voitures de ravitaillement a pu passer sous le feu. Du reste, il n'y a que la nuit qu'elles puissent venir. C'est horrible. Et cependant tout cela est fait par des hommes. Notre lieutenant a passé aussi quelques jours dans l'abri. Il tremblait dans sa culotte, malgré sa croix de fer de 1 ère  classe. Il se soulageait dans le couloir de l'abri. Si un des hommes en avait fait autant !! Mais il n'a pas osé sortir et pourtant les hommes sont bien obligés d'aller se satisfaire sous le feu. Tout cela ne l'empêchera nullement de faire l'important et de cracher très loin. Et voilà les héros ! Aujourd'hui il a fait venir son cheval de selle et il est parti au galop. Il m'a laissé une bouteille d'eau-de-vie. Un ordre vient de nous arriver. D'après les dires de prisonniers l'attaque doit avoir lieu demain ou après-demain. Feu roulant depuis le 15. Après tout, cela m'est égal, mais il ne faut pas que je sois fait prisonnier si peu de temps avant ma permission. »

Ton Eric

 (Traduction d'une lettre allemande trouvée dans le secteur des Bovettes) 

Marcel PREVOST, D’un poste de commandement, Flammarion, Paris, 1918, p.242-244

Pierre DESAULLE, 30 ans

« A 3 h 20 nous commençons les tirs de neutralisation à obus toxiques sur les batteries allemandes. En même temps le tir de préparation se déclenche avec une violence sans pareille. A 5 h 15 en pleine nuit l’attaque d’infanterie se déclenche elle aussi en même temps que l’artillerie redouble la violence de son feu. Le jour ne tarde pas à paraître mais les Allemands ne semblent pas réagir, tout au moins de notre côté. Vers 8 heures alors que le jour est complètement levé on peut en montant sur la crête qui domine ma batterie apercevoir la crête du Chemin des Dames sur laquelle s’abattent les obus de tous calibres et qui fume comme un volcan. Les obus de 400, de 370, de 270 font des gerbes formidables. Par suite de notre rôle de contre-batterie nous n’avons aucune liaison avec l’infanterie, aussi nous sommes sans nouvelles. A 10 heures cependant on nous annonce que le premier objectif du corps d’armée a été atteint. Vers 11 heures nous apprenons que l’attaque a pleinement réussi dans notre secteur et Gondelle reçoit l’ordre d’aller reconnaître un observatoire à la Haute Pie. Nos troupes sont donc au moins à Vaudesson. A 12 h 30 ordre de cesser le feu. Un silence impressionnant succède au vacarme de la matinée. A midi d’ailleurs le colonel commandant l’AL 21 donne l’ordre aux batteries de se déplacer pour aller occuper les positions reconnues ces jours-ci près de la carrière du Piano à 1 km au NE de Sancy. La 12 e  batterie doit commencer le mouvement ce soir et nous demain. Comme ma batterie est placée actuellement elle peut encore tirer sur les passages de l’Ailette et gêner les Allemands dans l’évacuation de son matériel. Le soir les nouvelles se précisent : nous avons pris au moins 25 canons et 7500 prisonniers dont un grand nombre sont déjà rassemblés au poste de commandement de la division derrière nous. Le récit d’un des prisonniers fait connaître que la batterie 35-55 battue par moi le 17 octobre a eu ses 4 pièces démolies et 7 hommes tués. »

Pierre DESAULLE, capitaine au 105 e  régiment d’artillerie lourde

Archives militaires du capitaine Desaulle, Arch. dép. Vaucluse, 17 Num 1-3

René GERMAIN, 22 ans

« 4 heures. Tout le monde est en place et il nous reste une heure à attendre, qui restera dans ma mémoire comme l’une des plus dures de ma vie, tant elle fut tragique, heure qui me sembla durer un siècle, heure de massacre sans nom où nous fûmes de pauvres pantins qu’un maître cruel s’amusait à déchirer. Les hommes cassaient la croute et buvaient plusieurs quarts de suite pour se soutenir, car l’émotion serrait les cœurs et les gorges. Une légère odeur d’eau-de-vie flottait… Tout à coup, une immense lueur embrase le ciel derrière nous, alors que les hurlements de mille pièces font trembler la terre. Le pilonnage commence… La partie est engagée. Dans la nuit, l’effet est effrayant : pas une pièce ne doit chômer, et le front allemand se couvre d’épouvantables craquements comme si l’écorce terrestre allait s’ouvrir…Mais la riposte n’est pas longue à venir, l’ennemi doit sentir que la nuit sera décisive. Des rafales de gros obus tombent sur les parallèles et les boyaux avec une précision diabolique, de hautes flammes rouges jaillissent de tous côtés pendant qu’une pluie de terre crépite sur nos casques… Ça se gâte ! Une lueur fulgurante devant moi… Je suis plaqué sur le dos, du soufre plein le nez ; des gémissements s’élèvent, des cris de douleur percent le tumulte… un blessé, le caporal Mégret – qui fut avec moi au Chemin des Dames – s’enfuit en geignant, marchant sur nos têtes et nos dos pour passer. Arnoux vient d’avoir quatre hommes tués au même instant, et deux blessés, dont l’un expire, un bras arraché. Il demande qu’on l’achève, et j’entends encore sa voix : – Tuez-moi, tuez-moi puisque je vais mourir…Maintenant, c’est la boucherie dans toute son horreur. Devant moi, terré comme une bête, l’homme de liaison, un jeune au visage blanc comme cire, les yeux exorbités, murmure sans arrêt : – On va tous nous tuer… Mes bras tremblent convulsivement. Les explosions se succèdent avec une telle rapidité qu’on ne voit plus qu’une scène confuse, saccadée. Je me prends à penser que nos tirs de contrebatterie n’ont pas été très efficaces… Tout à coup, il me semble que je suis écrasé, aplati, que ma tête est rentrée dans mes épaules en brisant mes vertèbres… Une masse de terre s’écroule sur moi et je suis asphyxié par la dynamite… Je ne cherche pas à comprendre, mon cerveau est vide… Des hurlements affreux montent à côté de moi et je rencontre des bras qui s’agitent désespérément. Je me dégage et vois le visage convulsé du petit soldat qui m’appelle : – Au secours mon lieutenant, emportez-moi, me laissez pas là ! Je l’examine hâtivement : à la place de son ventre, un magma de sang… J’en ai plein les mains, les manches. J’essaie gauchement de dégrafer l’homme pour le panser, mais ce sont de tels cris et j’entrevois de telles blessures que j’y renonce. Il n’en a pas pour longtemps car le liquide chaud coule abondamment, tapissant notre trou, mouillant mes genoux et s’infiltrant dans mes jambières… Et toujours ces supplications entrecoupées de hoquets : – Faites-moi emmener ! Je suis sûr qu’on pourra me soigner… Faut m’opérer tout de suite… l’ambulance n’est pas loin… Faites vite ! Pauvre gosse, il faut que je te laisse claquer là sous mes yeux, dans ce trou puant ! Je sens l’angoisse me tenailler, mordre mes entrailles, la peur s’infiltrer dans la moelle de mes os. Une voix hurle à mes oreilles ! – Le  commandant Alix  vient d’être tué, le commandement du bataillon passe au capitaine Leriche… faites passer ! Allons ! C’est une hécatombe avant d’avoir pu remuer un doigt… Je répète l’ordre en le criant. Arnoux a compris, mais me dit qu’il ne peut plus attaquer en premier, il a perdu trop d’hommes… Je passerai donc en tête. Devant moi, l’homme s’éteint et ne bouge plus. Un coup de bélier me précipite sur son corps encore chaud. Je reste collé à lui quelques secondes, étouffé par la fumée de l’obus qui vient de tomber, meurtri par le choc, puis me relève péniblement avec la sensation d’un poids qui me brise les reins… Je me retourne… L’homme qui se tenait derrière moi est tué net, la tête presque décollée du tronc. Alors je perds tout espoir, tout courage. Entre deux cadavres qui me pressent, qui m’inondent de leur sang, ma volonté s’enfuit. Je suis sûr de mourir, moi aussi, certain que personne ne pourra s’échapper de cet abattoir. Si au moins on pouvait bouger, s’agiter, répondre aux coups reçus, mais non, nous sommes prisonniers dans cette boue sanglante où nous serons à coup sûr hachés menu. D’ailleurs nous sommes déjà à deux pieds sous terre, bien en place pour être saignés, de la belle chair à canon pour ce cimetière dont je creuse déjà la pierre avec les doigts, comme pour m’y enfoncer davantage… Des gémissements de damnés montent de tous côtés, dominant le vacarme… Je revois tous les miens, me représente l’angoisse de ma mère ne recevant plus de nouvelles, et des larmes gonflent mes paupières… Je ne suis plus un homme, je ne suis plus un chef qui doit réagir, je ne suis plus qu’un pauvre gosse qui a peur et qui voudrait quelqu’un à ses côtés, quelqu’un de fort et de rassurant, alors je prie, intensément, comme un exalté, et insensiblement je retrouve mon calme, je domine ma peur, je redeviens moi-même…Je ne suis pas pratiquant, je jure certes plus souvent que je ne prie, mais je l’affirme bien haut, c’est cette prière dans ce charnier qui m’a sauvé. Dans le choc, ma montre a jailli de ma poche et pend au bout du lacet de cuir. J’aperçois son cadran lumineux qui brille dans la nuit du boyau, et mes yeux ne quittent plus les aiguilles. 5 heures ! Encore un grand quart d’heure. Comme c’est long, comme j’ai hâte de sortir de ce cimetière… et que l’attaque sera peu de chose, en comparaison. Les hommes doivent être comme moi : ce ne sont plus des guerriers qui sont là, courbés, semblant attendre le sacrifice, ce sont des ventres qui attendent qu’on les ouvre, des têtes qu’on les sectionne, des bras qu’on les arrache, du sang qui guette une issue pour couler… C’est le plus grand abattoir que j’aie jamais vu. 5 heures et quart. Je me dresse comme un fauve, je saute sur le parapet, je hurle tel un fou : – En avant ! En avant ! Tout le monde est dehors, toutes les sections mêlées se ruent droit devant. La nuit est toujours noire, et l’on ne voit que des images fulgurantes comme des vues prises au magnésium. A ma gauche, les troncs déchiquetés des arbres, dans la carrière, se détachent sur l’éclair des obus. Un de mes caporaux tombe sur sa musette de grenades qui explose, le coupant littéralement en deux… Qu’importe, maintenant que nous pouvons marcher, nous n’avons plus peur. Nous sommes obligés de nous arrêter brusquement car notre élan nous a jetés dans le barrage roulant. Il est prodigieux, ce barrage. C’est une vraie muraille de fer et de feu qui s’avance lentement et derrière laquelle nous collons à soixante mètres à peine, insouciants des éclats en retour. Une pièce doit être mal pointée, car un obus tombe régulièrement court à hauteur de nos rangs ; d’instinct, nous avons repéré son axe et nous nous en écartons. La marche dans cette mer de terre, aux dépressions énormes, aux vagues puissantes, est très fatigante. Tout à coup, une mitrailleuse nous claque aux oreilles. Elle est à 15 mètres devant nous, un peu à gauche. Quelques poilus se précipitent, et à la faveur de l’obscurité réussissent à s’en emparer, mais les soldats qui la servent se sont réfugiés dans l’abri profond qui doit être intact. J’y envoie un de mes lance-flammes qui, d’un jet de feu, massacre tous les occupants. Le jour se lève et l’on distingue confusément le chaos de ce continent d’un nouveau monde, le fort déchiqueté, les carrières hérissées de squelettes d’arbres et les silhouettes des hommes qui avancent. Il est heureux que chaque soldat connaisse la marche à suivre, car le commandement est presque impossible dans ce vacarme et cette clarté réduite. D’eux-mêmes, comme à l’exercice, les hommes contournent les carrières qui nous envoient maintenant une grêle de balles, mais il est facile de se protéger dans ces immenses trous d’obus dont quelques-uns pourraient contenir une compagnie tout entière. Je veille à ce que le mouvement ne s’accentue pas trop vers la gauche, et cherche les hommes de l’autre demi-bataillon qui doit se joindre au nôtre. Le boyau des Besogneux, point de jonction, est jusqu’ici invisible, absorbé sans doute par cette multitude d’entonnoirs. Voici les hommes de gauche. Nous reprenons notre marche de front. Je trouve enfin quelques tronçons encore intacts des Besogneux, pleins de cadavres en décomposition. Il fait jour maintenant, le ciel est gris sale, de gros nuages pendant très bas. Soudain, un feu meurtrier de mitrailleuses nous saisit des deux côtés, venant de la Danse. Quelques hommes sont fauchés par la rafale. Mon étui à masque tombe, le cordon qui le retenait à mon ceinturon sectionné net par une balle qui troue en même temps ma capote. Déjà, mes grenadiers se sont avancés à plat ventre pendant que quelques tromblons envoient des grenades à fusil. Une Hotchkiss s’installe à côté de moi et riposte, bande pour bande. Nos grenades pleuvent maintenant en jetant leur piaulement cruel. La mitrailleuse de gauche se tait brusquement, et je vois surgir les tireurs qui lèvent les bras : ils sont une vingtaine de Boches qui sortent péniblement d’un abri et qui courent vers nos arrières. Mais ceux qui sont devant moi semblent vouloir tenir jusqu’au bout et tirent toujours. Nous sommes pourtant à 10 mètres. Je fais un signe à mes hommes et d’un bon je me précipite vers eux, me trouvant face à l’enfin au pied duquel ne restent que deux hommes qui râlent… les autres sont descendus dans la cheminée d’un de ces abris perfectionnés et doivent être barricadés dans la chambre souterraine. Je me penche au-dessus de l’orifice mais un coup de feu venu d’en bas me salue en me frôlant la joue. Tant pis pour eux ! Je fais venir un lance-flammes et un jet de feu s’engouffre dans le puits. Des hurlements affreux sortent de là-dessous en même temps qu’une lourde fumée noire qui plane sur ce coin meurtrier. Tout à coup, une espèce de démon jaillit à 5 mètres en contrebas, sortant de l’abri par l’issue principale : c’est une torche vivante et de courtes flammes le mangent tout entier. Il saute comme un fou, s’abat, se roule par terre, repart, retombe et finalement meurt avec des gestes de pantin… C’est horrible… Mes hommes mis en fureur se ruent sur l’abri ouvert et commencent à massacrer à coups de baïonnettes les occupants encore indemnes malgré leurs supplications et leurs bras levés. Je réussis à arrêter cette boucherie et à faire évacuer la dizaine de Boches encore vivants, paralysés par la peur qui décompose vilainement leurs figures terreuses. Dieu que c’est laid un homme qui a peu et qui le montre !

René GERMAIN, lieutenant au Régiment d’infanterie coloniale du Maroc

René GERMAIN, Il revint immortel de la grande bataille, Editions Italiques, Triel-sur-Seine, 2007, p.183-187.

Jean-Julien WEBER, 29 ans

« A 4 h 47 environ, j’annonçai l’heure H. Dès 5 h 15, en avant, en pleine nuit. Ce fut pénible. Il fallait se hâter pour être avant H + 10 minutes hors de nos lignes. Des réseaux français encore intacts nous déviaient. On se déchirait. Le contact entre les sections fut maintenu malgré tout. Je passais notre première ligne au chemin creux qui prolonge au nord-ouest la tranchée Barberousse. On franchit l’Hyène, les Mécomptes, me semble-t-il, des trous d’obus et de torpilles, et encore des trous, immenses. Des mitrailleuses allemandes commençaient à cracher, à droite et en face de nous. Il pouvait être 5 h 45. Il fallait marcher par bonds, par paquets, par hommes. Quelques pertes commençaient à se produire (j’ai donné deux fois l’absolution générale au cours de ce que j’ai fait comme attaque ; je n’ai administré que deux hommes ce jour-là sur le champ de bataille : le  sergent Serafini , de la 2 e  compagnie, mort depuis, et le caporal-fourrier Bougenat, de la 5 e  dont j’ignore le sort). Pas un coup de canon. Je tombai sur la 2 e  compagnie. La section Monet était arrêtée dans la région Mécomptes-Basset-Lucre-Apreté. Il y avait eu un peu compression des unités. Des gens du 2 e  bataillon étaient là, le commandant Quilliard lui-même s’y trouva même un moment : il me fit remarquer que, dans ma correction de marche, je m’orientais trop face à l’est. La 2 e  compagnie commençait le siège des mitrailleuses. A droite, on voyait nettement la progression. Je m’impatientais. Être arrêté ainsi commence par produire une impression d’élan coupé, d’insuccès : il faut renouveler sa foi à l’œuvre à faire. Puis en enrage de voir les autres avancer. Je me décidai à appuyer sur la gauche pour progresser moi aussi, laissant la 2 e  achever son ouvrage. Le tir des mitrailleuses se calmait. On commençait à voir clair, à voir plus clair dans la situation. Je prévins Escudié, qui m’avait suivi avec son monde. Heck était un peu en retrait avec ma liaison. Je voulus faire un bond de côté pour le prévenir. Au moment où je sautais d’un trou d’obus dans un autre, je me sentis touché. Il était vers les 6 heures ou 6 h 15. Je venais de recevoir une balle dans la cuisse. L’os n’était sûrement pas touché : je pus descendre dans un trou d’obus et m’asseoir. Le caporal Chapart et le soldat Martin accoururent. Je fis passer d’abord à Escudié ma sacoche avec mes papiers, pour le lieutenant Braban. La plaie, assez large, saignait abondamment. On fit un garrot avec mon ceinturon. Puis on découvrir un deuxième trou, plus bas. En fait, j’avais une blessure en séton ; je l’avais reçu le genou horizontal. Mais il sembla, au premier abord, que j’avais deux balles reçues de droite à gauche. On me fit mon pansement. Je renvoyai Martin avec la compagnie qui reprenait sa marche, la mitrailleuse ayant été vaincue. Je restai peut-être un quart d’heure-là. Les vagues avançaient, les prisonniers affluaient, levant les bras : c’était du 55 e  d’infanterie. J’en fis venir un pour m’aider, puis nous partîmes à la boussole. Comme je pouvais marcher avec un seul aide, je renvoyai Chapart, décoré depuis de la Croix de Guerre et proposé pour sergent, pour sa belle conduite dans la suite de l’affaire. Me voilà parti au poste de secours avec mon Fritz, soldat au 55 e , dans le civil tuilier dans la principauté de Lippe-Detmold. Il me raconta entre autres choses qu’ils s’attendaient à notre attaque depuis le 17. Nous vîmes, en passant un boyau, son chef de bataillon regagnant nos arrières. Décidément, les régiments allemands s’effondraient en face de nous sans réaction aucune.

Jean Julien WEBER, capitaine au 21 e  régiment d’infanterie

Jean Julien WEBER, Sur les pentes de Golgotha, Un prêtre dans les tranchées, La Nuée Bleue, Strasbourg, 2001, p.192-193

Louis ROGEZ, 21 ans

« 5h15. Le lieutenant Pauchon fait signe : en avant ! De toutes parts les hommes se lèvent, se hissent hors des trous, baïonnette au canon, et prennent tant bien que mal la formation prescrite en colonnes par un. L’obscurité est totale. Je marche dans le sillage du lieutenant Pauchon avec les agents de liaison. Nous trébuchons dans les entonnoirs et dans les débris des réseaux. Autour de nous des explosions, de la fumée, des sifflements de balles et d’éclats. Des camarades tombent, ils ne se relèvent pas tous. Nous entendons des cris. Le terrain est ravagé. Des fusées, des lueurs. Le spectacle est irréel, autour de moi. Où sont les Allemands ? Un corps immobile et recroquevillé de place en place. J’ai perdu le contact avec le lieutenant Pauchon. La belle ordonnance prévue est disloquée mais chacun regarde son caporal, son sergent, son chef de section : en avant, on se regroupera bien quelque part, quand il fera jour. Nous sommes arrivés à la tranchée de la Danse, un chaos qui serait sans nom s’il n’avait eu celui-là avant. Un coup d’œil à ma montre : 6 heures. Nous devons attendre qu’il soit 9h15 où nous partirons pour attaquer, sur l’inclinaison du plateau, la tranchée de la Lusace, puis, sur ses pentes, le bois de la Garenne, enfin, à ses pieds, Chavignon. Nous sommes tous terrés dans ce qui reste de la tranchée de la Danse : les balles et les obus arrivent de toutes parts. Pour moi, je suis au fond d’un énorme trou avec quelques zouaves. Quand le jour naît, un peu blafard dans une brume légère, j’essaie de regarder au-dessus de mon trou : à plus de 100 mètres, dans le chaos, je crois apercevoir des éléments de tranchée, la Lusace sans doute que nous devons prendre. Nos canons ne cessent de marteler tout le plateau et les fonds au-delà. Un de mes camarades qui ne sent pas à l’aide voudrait aller ailleurs, un peu en avant où les obus allemands semblent tomber moins dru. Je lui conseille de rester où nous sommes ; il ne m’écoute pas, s’élance en courant, des balles sifflent et je ne le vois plus : peut-être a-t-il trouvé un trou plus confortable et plus sûr. Quand nous avancerons tout à l’heure, nous verrons son cadavre, une balle dans la tête. Il s’appelait Abrami et il était venu d’un village algérien jusqu’au Chemin des Dames. A 9h15 : en avant ! Fusils, mitrailleuses, fusils-mitrailleurs à la cadence caractéristique. Nous avançons le plus rapidement possible. Plusieurs s’écroulent. Un peu d’hésitation autour de moi. Je brandis mon fusil et je crie : En avant ! On repart de plus belle. Voici la tranchée de Lusace sans doute. Des ombres. Je tire, nous tirons tous, c’est comme un vent de folie qui nous emporte. Des Allemands en tas, morts auprès de leurs mitrailleuses. Brusquement un Allemand surgit d’un trou qui doit être l’entrée d’un abri : il a la mâchoire enlevée, il tient la main sur sa plaie hideuse comme s’il voulait soutenir son menton disparu ; il bredouille mais ce n’est qu’un gargouillis de sons. Le sang coule le long de sa vareuse jusqu’à terre. Je lui indique la direction de l’arrière, il file. Jusqu’où est-il allé ? En voici un autre, sans armes, les mains en l’air. Un signe et il file à son tour. Nous reprenons notre marche, nous arrivons à la lisière du bois de la Garenne. J’apprends que le lieutenant Pauchon a été blessé très grièvement. Nous nous reformons en petites colonnes. Nous sommes au chemin creux qui longe le bois vers Chavignon. Il est rempli de cadavres, dans toutes les positions. Sur notre gauche, dans le ravin, des canons abandonnés ; un peu partout des armes, des équipements, du matériel. La réaction de l’ennemi est plus faible ; les coups que nous recevons semblent venir de plus loin. Nous continuons et voici Chavignon, notre objectif final : c’est pour nous tous une minute grandiose. Nous pénétrons dans le village où notre artillerie a causé de gros dégâts. Une compagnie pousse jusqu’à Le Voyeu, un hameau au nord de Chavignon, sans rencontrer d’Allemands. La nôtre regagne les abris du chemin creux de La Garenne. »

Louis ROGEZ, caporal-fourrier au 4 e  régiment de marche de zouaves et tirailleurs

René-Gustave NOBECOURT, Les fantassins du chemin des Dames, Editions Albin Michel, 2013, p.304-305.

Charles SCAVINO, 19 ans

« Au seuil des entrées, il y eut quelques hésitations. Pénétrer à peine une poignée d’hommes dans ces abris regorgeant de boches et où se trouvaient des réserves de munitions n’était pas une petite affaire. Mon camarade Duplat, après avoir lancé 2 ou 3 grenades, s’élança en nous entraînant. Un véritable démon, gesticulant dans la fumée, un énorme couteau-poignard à la main, il apparaissait comme démesurément grandi dans cette lutte où l’on s’égorgeait avec rage. Le vide fut fait autour de nous en moins de deux minutes et Duplat nous conduisait vers les autres poches de la carrière. Ce fut rapide encore : les grenades avaient fait du bon boulot et les survivants surgissaient, hagards, vers les autres sorties. Nous les cueillîmes à point ; ce fut une bonne capture : 12 loups gris dont un sous-officier décoré de la croix de fer, appartenant tous au 3 e  régiment de grenadiers de la Reine Elizabeth. La suite fut brève et nous nous élançâmes sur les pas de notre section. »

Charles SCAVINO, caporal au 64 e  bataillon de chasseurs alpins

René-Gustave NOBECOURT, Les fantassins du chemin des Dames, Editions Albin Michel, 2013, p.320.

Eugène HENWOOD, 37 ans

« Par un temps affreux, nous quittons notre cantonnement de repos et c’est la montée harassante en secteur, véritable montée au calvaire, tant de fois décrite. Nous avançons péniblement dans la fange qui nous rejaillit au visage. La nuit est extrêmement sombre. Nous marchons dans un océan de ténèbres, ne distinguant ni ciel ni terre. Je trébuche dans les trous d’obus. Nous nous aidons entre camarades pour ne pas être enlisés, pour ne pas sombrer dans la boue. Oh, cette affreuse boue ! Elle semble me mouler. J’en ai plein les yeux, plein la barbe. Ma capote est lourde, terriblement lourde. Comme un long serpent, notre colonne se déroule, chemine lentement et sans bruit, parfois en un boyau, parfois en une piste consolidée, ça et là, par un assemblage de rondins, affaissés par endroits, ce qui contribue à rendre notre marche pénible. J’ai les épaules brisées par les courroies des musettes contenant nos vivres pour quatre jours et le matériel que nous avons chacun à porter.

La préparation d’artillerie est formidable. Une multitude de bouches à feu déversent sur les tranchées adverses des tonnes de mitraille. Le sol tremble sous nos pieds. C’est un vacarme assourdissant dont rien ne peut donner l’idée. Totalement harassé, je ne remarque rien d’autre, sur la longue route parcourue, qu’un pauvre mulet qui traînait le ravitaillement, gisant dans la boue à l’intersection de la route coupant le boyau près du village de Jouy. Cette pauvre bête, aux yeux exorbités, souffle douloureusement et agonise.

Une courte pause est faite près d’un talus relativement abrité et nous repartons pour la crête de B…, poste de départ de notre groupe lors de l’assaut. Nous voici enfin au but. Mais que cette dernière partie du sombre trajet est difficile ! Nous nous hissons péniblement, nous entraidant les uns les autres, et nous écroulons dans l’abri qui nous est réservé, sans avoir le courage de retirer immédiatement nos musettes. L’ennemi riposte peu à notre artillerie et nous avons l’heureuse chance d’être arrivés là sans casse.

Une heure s’écoule. Nous secouons notre torpeur et nous installons un peu plus commodément. Le vent souffle en rafales, la pluie s’écrase sur la toile de tente qui masque l’entrée de notre gourbi et tient lieu de porte. Une désespérance infinie, une formidable angoisse nous étreint. Nous broyons du noir. C’est l’invincible cafard, bien connu de ceux qui, en pleine santé, en pleine force, en pleine jeunesse, vont marcher vers l’inconnu, vers la mort. Quelques camarades, accablés de fatigue, dorment du pesant sommeil des bêtes de somme, mais la plupart, la tête dans leurs mains, ont les yeux grands ouverts, regardent devant eux sans rien voir. Nous ne desserrons pas les dents, perdus en nos souvenirs, en nos tristes pensées.

Ah, scribes de la camarde, excursionnistes du front, des journaux dits d’information, qui décrivez la tuerie et toutes ses horreurs, qui relatez l’allégresse des combattants partant à l’assaut, les bons mots du poilu conventionnel chantant sous les marmites, personnage que vous inventez de toutes pièces, car vous n’avez jamais risqué un œil à nos créneaux, posé le bout du pied sur nos caillebotis, ni affirmé votre patriotisme en payant de votre personne, en traversant nos tirs de barrage, savez-vous à quoi pensent les soldats pendant les heures qui précèdent la marche à la mort ? Je veux croire que non. En tout cas, je vous dénie le droit d’exprimer des sentiments que vous n’avez nullement éprouvés. En ces heures tragiques, toutes nos pensées vont vers les êtres chers et cela nous amène à regretter le passé et nous fait envisager l’affreuse incertitude de l’avenir. Tout au fond de nous demeure un faible rayon d’espérance, un doux espoir, celui de sortir de la fournaise indemne et de reprendre bientôt, dans la paix revenue à tout jamais, notre tâche laborieuse.

Machinalement, nous écoutons la plainte fiévreuse du vent, le ruissellement de la pluie, le formidable déchaînement de nos canons. Le matin émerge, noyé de brumes. Nous contemplons nos visages terreux. Couverts de boue, les vêtements trempés, le visage décomposé par la fatigue et l’angoisse morale. Nous sommes réellement minables.

Voici l’heure de l’assaut. L’un de nous brûle ses lettres après les avoir relues une dernière fois. Nous l’imitons et tendons nos doigts gourds à cette maigre flamme.

Et c’est l’attaque, si souvent décrite par nos officiels bourreurs de crânes, avec la grandiloquence que l’on ne connaît que trop et dont nous sommes obsédés. En admettant la sincérité de ces plumitifs guerriers, la truculente rhétorique, les récits d’épopée dont ils abreuvent l’arrière et l’avant ne prouvent qu’une simple chose aux combattants avertis, c’est que les auteurs de ces mirifiques tableaux de guerre n’ont nullement participé aux combats qu’ils décrivent. Ah, comme la guerre moderne, l’atroce guerre que nous subissons depuis tant de mois, est loin des images d’Epinal des livres d’histoire, contemplées en notre enfance. Charges de cavalerie, héroïques paroles, refrains guerriers des tambours et des clairons, assauts furieux ! Toute la lyre des tableaux conventionnels de batailles, dont les jeunes imaginations sont obscurcies et qui font sembler belle – de loin – l’affreuse tuerie, l’atroce boucherie. Que subsiste-t-il de tout ce la dans la tragique réalité ? Rien que de la hideur, du sang ! Non, il ne faut pas faire la guerre, surtout notre guerre actuelle, pour l’idéaliser, la poétiser. Laissons cette besogne à ceux qui suivent les opérations militaires sur une carte, installés chaudement en un confortable cabinet de travail.

Voici, très simplement relatées, mes impressions de cette bonne journée pour nos armes.

Il est 5h45. Les premières vagues d’assaut : grenadiers, voltigeurs, fusils-mitrailleurs, porteurs de Viven-Bessières, en formation nouvelle de combat, sortent de nos parallèles de départ. Le terrain, bouleversé par notre formidable bombardement, est presque impraticable. La pluie torrentielle des jours précédents rend, en outre, cette terre volcanique gluante et tentaculaire. Chargés de leurs musées contenant quatre journées de vivres, de grenades, les combattants progressent difficilement, mais avec un entrain admirable. Les premières compagnies passent une tranchée presque vide. Le commandant et sa liaison sortent à leur tour. Téléphonistes, radios, TPS, signaleurs, obscurs comparses de cette œuvre formidable, chargés de leurs lourds appareils, incapables de se défendre, n’ayant pas les mouvements libres pour se jeter à terre lors de l’arrivée des engins de mort, marchent stoïques sous la mitraille. Eté dire que des insensés, qui ne connaissent pas les spécialistes occupés à l’arrière, aux corps d’armée ou à l’armée, et ignorent ceux des nôtres qui participent aux vagues d’assaut, traitent ces braves gens d’embusqués !

Nous progressons toujours, malgré les difficultés du terrain. L’artillerie a fait un fantastique travail : les barbelés sont hachés, les cagnas écroulées, les boyaux de communication en piteux état, emplis de cadavres ennemis. Quelques rescapés, ahuris par notre formidable bombardement, se rendent sans résistance.

Nous avançons toujours. Le tir de barrage est moins dense, pourtant des nids de mitrailleuses, bien dissimulés, nous causent quelques pertes sensibles. Dans notre groupe, le pauvre C… ( François CAVELIER ), caporal téléphoniste, reçoit une balle de mitrailleuse en plein cœur et s’écroule. Un peu plus loin, Vieux fils ( Armand BOULANGER , dit Vieux fils), mon vieux camarade qui tenait le coup depuis le début, s’écroule à son tour, atteint d’un éclat de 88 en pleine tête. Il faut avancer sans s’inquiéter des camarades tombés en cours de route, des cris des blessés, des râles des mourants.

Voici les carrières de Bohéry, entièrement bouleversées, le plateau des Marraines, totalement ravagé, le Chemin des Dames, à peine reconnaissable puis les ruines rougeâtres du fort de la Malmaison. Les prisonniers affluent. Les grenadiers de la Garde, nos fameux adversaires, sont décidément battus à plate couture. Ces troupes d’élite font assez piteuse figure. Soyons justes : résister à pareil déluge de fer et de feu était au-delà des forces humaines. Notre progression continue. Un coureur vient annoncer l’entrée de nos premières patrouilles dans le village de Chavignon.

C’est la victoire ! Tous nos objectifs sont atteints. Installés tant bien que mal dans une creute qui, par sa situation spéciale, a pu échapper tant bien que mal à la destruction, nous nous organisons en vue d’une contre-attaque possible.

Les prisonniers sont hâtivement interrogés. Nous apprenons que l’ennemi se préparait également à nous attaquer. Notre commandement a déjà ce plan en attaquant prématurément, d’où le nombre élevé de prisonniers. Nous employons ces derniers au transport de nos blessés. Et c’est une chose touchante de voir ces hommes qui, quelques instants auparavant, s’entretuaient, s’entraider, se soulager, se secourir. Sur des brancards, sur des toiles de tente, lorsque ces deniers devenaient insuffisants, les grenadiers de la Garde impériale transportent nos blessés. Ils les bordent de leurs capotes avec des attentions de garde-malades, évitant tous heurts avec précaution. Sans nous lancer en une longue dissertation psychologique, nous sera-t-il permis d’affirmer que ce spectacle infiniment touchant est, pour ceux qui en combattant n’ont pas abdiqué pour cela toute raison et humaine pitié, la preuve évidente que l’amour est plus fort, malgré tout, que la haine. »

Eugène HENWOOD, tirailleur au 4e régiment mixte de zouaves et tirailleurs

Eugène HENWOOD, Maudite soit la guerre, Editions Pierre de Taillac, Villers-sur-Mer, 2015, p.403-406

Gaston GRAS, 21 ans

« Dans l’ombre, les baïonnettes surgissent des fourreaux ; on n’a pas besoin d’ordres. Fébrilement, on tâte les musettes, la bosse que forment les grenades O.F., le paquet de pansement. Tout y est : allons ! à la grâce de Dieu !

Cinq heures quinze… Dans le silence, les premières vagues montent sur le plateau, s’avancent dans le no man’s land. L’air de la nuit frémissante semble léger, léger… […] La nuit est absolument complète, lorsque, faisant un à gauche sur place, nous quittons la tranchée de la Langouste, pour remonter vers la tranchée de la Mouche, en suivant le boyau B-9. Dans la paroi de la parallèle de toute première ligne, les camarades ont aménagé des marches rudimentaires : à tour de rôle chacun de nous les gravit. Du fond du boyau l’on voit ainsi monter pesamment vers l’air libre les camarades qui nous précèdent : ils appuient, d’un dernier effort, la crosse de leur Lebel sur la terre gluante, et se hissent sur le parapet : alors on les voit disparaître jusqu’à ce qu’ayant soi-même accompli la même manœuvre l’on se retrouve à découvert.

Le no man’s land n’est pas trop ravagé ; le sol est sec, et l’on peut, en forçant d’un rien l’allure, reprendre rapidement sa place dans le dispositif.

Mais dans notre marche en avant, aucun repère précis : seuls les obus traceurs, feu d’artifice phosphorescent et fantastique, éclairent le champ de bataille d’un réseau de lueurs lointaines à hauteur de la Danse et de la Carabine.

A notre droite et en avant, nous distinguons faiblement les troncs d’arbres déchiquetés qui surplombent les Carrières. Autour de nous, les hommes se sont, dispersés comme il était prescrit, ont pris leur place dans l’ordre de marche longuement appris, consciencieusement retenu. Nous avançons dans la nuit, sans aucune sorte d’appréhension ; tout marche merveilleusement. Le barrage, fixé un moment sur la tranchée allemande de la Fourragère jaune, s’élance à son tour en avant, nous précédant à une distance qui varie de 70 à 150 mètres.

Derrière ce rideau de feu, notre progression se poursuit sans accrocs. Dans la pénombre du champ de bataille, je regarde mes compagnons ; ils s’avancent calmement, sans hâte, d’un pas sûr, la tête haute, l’œil et l’oreille aux aguets ; aucune anxiété ne les parcours ; le seul aspect du terrain, relativement élastique, les rassure. Aucun projectile ennemi ne nous atteint ; nous venons, sans nous en apercevoir, de franchir ce qui fut le réseau barbelé de l’adversaire, et soudain se dessine à 5 mètres devant nous un faible bourrelet de terre, dernier vestige de la tranchée de la Fourragère. Profondément labourée, le tracé seul en subsiste : on sent que, jusqu’au dernier moment, l’ennemi essaya de se maintenir en ligne, de reconstituer ses défenses. Mais, souveraine, notre préparation a ruiné ses suprêmes efforts.

Les escouades de nettoyeurs ont tôt fait de parcourir la position conquise, cependant que nous progressons toujours. Bientôt un ordre, transmis de bouche en bouche, nous apprend que nous avons abandonné le 4 e  bataillon et que nous devons chercher la liaison avec nos compagnies de droite du 8 e  bataillon. Elles aussi ont progressé comme il était prévu et opèrent leur redressement ; le point de soudure est fixé sur le boyau des Besogneux, à proximité du Chemin des Dames.

Vivement, tandis que notre ligne s’épanouit, nous opérons notre marche oblique, à grande allure, comme à la manœuvre. Aux premières lueurs d’une aube blafarde, les compagnies reprennent le contact entre elles. Jusqu’alors on a progressé pour ainsi dire escouade par escouade, chacun pour soi, maintenant, l’on sent que nos forces s’agglutinent, s’appuyer réciproquement : le bataillon reprendre sa cohésion. Les petits groupes dispersés, qui marchaient à l’aveuglette, se fondent en un tout solide qui déferle sur l’ennemi.

Soudain, la flamme d’une mitrailleuse se manifeste à notre droite, sur le Chemin des Dames sans doute, où sont disposés des abris repérés (en 44.40). Le lieutenant Germain, de la 2 e  compagnie, décèle position de la Maxims à 15 mètres devant lui. A la faveur de l’obscurité, il lance ses grenadiers dans cette direction : lorsqu’ils arrivent sur la pièce, aucun servant ne se trouve plus auprès d’elle, tous ont disparu dans l’abri voisin. D’un geste, Germain fait appel au lance-flamme attaché à sa section : lugubrement fuse le jet mortel.

Près de nous, un ou deux camarades sont tombés, pirouettant soudain, puis s’écrasant sur le sol avec un bruit sourd ; plus résolument, nous marchons en avant, la grenade au poing.

Devant nous, le terrain se précise aux approches du jour : vaste champ d’entonnoirs, désertique, ravagé, c’est l’aspect classique de nos champs de bataille habituels. Une ligne plus claire, à peine perceptible, se déroule sous nos pas, doublée sur toute sa longueur d’une file d’abris et de tranchées dont nos patrouilles de combat ont fait surgir les premiers prisonniers que nous voyons. Nous voici donc maîtres de ce Chemin des Dames si célèbre alors, et si redoutable.

Gaston GRAS, sergent au Régiment d’infanterie coloniale du Maroc

Gaston GRAS, Malmaison, 23 octobre 1917, Imprimeries Vieillemard, 1934, p.69-71

Diego BROSSET, 18 ans

« 23 octobre 1939. Date anniversaire de mes premières rencontres sérieuses avec la mort. Il y a vingt-deux ans, à cette heure-ci, je regardais mourir mon lieutenant dans la blême lumière d’un champ de bataille extraordinaire où passait bas dans la mitraille un avion d’infanterie à flamme rouge. Aujourd’hui, je vois la guerre sous une autre forme. Je découvre ce que le mot représente pour des hommes dont on croit qu’ils sont des chefs. Pour des hommes qui commandent. Et la puanteur est bien plus forte cette année qu’il y a vingt-deux ans sur le plateau du Chemin des Dames, à côté de la Malmaison. »

Diégo BROSSET, Grenadier au 68 e  bataillon de chasseurs alpins

Diego BROSSET, « Carnets de guerre, correspondances et notes (1939-1944) » in Guillaume Piketty (édition établie et présentée par), Français en résistance, Carnets de guerre, correspondances, journaux personnels, Éditions Robert Laffont, Paris, 2009, p.113

Marcel RIME-BRUNEAU, 24 ans

« A 1 heure, nous atteignons Nanteuil-la-Fosse en ruines et les chars s’arrêtent en colonne dans la montée du plateau. Les lignes sont à 500 mètres. Le reste de la nuit se passe dans une carrière. Il fait un froid de chien.

A 5 heures 50, je fais mettre les moteurs en route pour les chauffer et, à 6 heures, la batterie s’ébranle, les quatre chars en colonne, le mien en tête. Il fait petit jour. Je pilote, la tête hors du capot, ce qui ne m’empêche pas de basculer dans un énorme trou d’obus, au milieu de la route. Un violent coup d’accélérateur, le moteur tique mais le char se redresse et bascule hors du trou monstrueux. Ouf ! Voilà la ligne boche qui crache du feu. Je rentre la tête et fais le signal « En bataille. » Mes 3 autres chars se déploient à droite et à gauche et la ligne s’avance dans la fumée des éclatements mais ne voit plus rien du terrain. A la grâce de Dieu. J’aperçois à 100 mètres une ferme d’où partent les rafales de mitrailleuses. J’arrête et j’ouvre le feu avec mon 75. En avant ! Je bascule dans un trou de 6 mètres de diamètre et 3 mètres de profondeur, plein de boue liquide. Cette fois j’y suis. J’essaie par tous les moyens de sortir. Rien à faire et mes 2 chenilles déraillent. « Equipage à terre, mitrailleuses à dos et en avant derrière moi. » Nous voilà redevenus fantassins, ça me connaît. A gauche, deux de nos chars ont eu le même sort que le mien. Seul celui du lieutenant Moreau continue à 200 m devant moi. Nous le rattrapons mêlés à l’infanterie d’attaque. Les Boches se rendent par centaines, hébétés par la formidable préparation d’artillerie.

8 heures. Nous atteignons la route nationale de Laon. Peu de résistance et je dirige le char de Moreau du côté de la ferme Vauxrins. A gauche un char d’une autre batterie tire dans l’entrée de la creute de Fruty. Il en sortira plus de mille Boches, les mains en l’air. J’arrive à la ferme Vauxrins sur les talons de Moreau et nous obliquons vers le bois de Vaudesson. C’est le bout du plateau et, derrière, la descente abrupte vers Vaudesson. A droite, la bataille fait rage autour du fort de la Malmaison.

L’infanterie a déjà pénétré de plus de 4 kilomètres dans le puissant dispositif du Chemin des Dames. Devant moi, la nôtre n’est plus qu’à 200 mètres de la lisière du bois quand, tout à coup, un barrage d’enfer de mitrailleuses la cloue au sol. Il est évident que la lisière du bois est truffée de mitrailleuses. Je rampe vers le char de Moreau qui est arrêté tout près de moi et je lui donne mes ordres. Le char avance vers le bois sous un feu d’enfer. Les balles ricochent sur le blindage et miaulent. Moreau n’en a cure. Arrivé à 50 mètres du bois, il s’arrête et 2 secondes après, une flamme embrase la bouche du 75. L’obus explosif éclate brutal au pied d’un arbre qui s’écroule, cassé net. Puis un 2e coup dans le parapet boche. On voit voiler en l’air des débris de toutes sortes et le corps d’un Allemand. Pendant 5 minutes Moreau arrose méthodiquement la lisière de ses explosifs, alors que ses 3 mitrailleuses de chasse et latérales tirent à cadences accélérée. Le feu ennemi a cessé. D’un seul coup notre vague d’infanterie se dresse et à la course se jette sur le bois qui est rapidement nettoyé. Pas de résistance sérieuse et nos fantassins s’emparent de 40 mitrailleuses… Grâce à Moreau. Devant nous, la cuvette enfumée de Pinon se devine dans la brume.

Victoire. La formidable ligne du Chemin des Dames a été enlevée sur 10 kilomètres de front et sur 4 à 5 kilomètres de profondeur. Au loin, les tours de la cathédrale de Laon se devinent. Hélas ! L’ordre arrive de stopper. Le commandement qui a voulu simplement s’emparer d’un objectif limité, ne veut pas engager ses réserves et se lancer dans une exploitation qui aurait été certainement fructueuse car l’ennemi est complètement désorganisé. A la nuit tombée, nous regagnons péniblement Nanteuil-la-Fosse après avoir dépanné les chars embourbés. Les pertes sont légères et les équipages gonflés à bloc. »

Marcel RIME-BRUNEAU, capitaine 31 e  groupe d’artillerie d’assaut

Marcel RIME-BRUNEAU, Au service de la France, Editions Jérôme Do Bentzinger, Colmar 2009, p.98-102.

Paul DOUCHEZ, 38 ans

« 23 octobre 1917 0 H 30 : nous recevons l’ordre d’être sur nos emplacements de départ pour 2 h 00. Le trajet se fait en pleine obscurité, très péniblement, à cause de l’étroitesse des boyaux, mais sans autre incident que la mise des cagoules. Ma section se déploie dans la « parallèle », à cheval sur le boyau C2. Dès notre arrivée, je dois faire décharger mes hommes où ils peuvent et leur faire creuser les gradins de franchissement. Je fournis deux hommes à une équipe qui va ouvrir les passages dans nos réseaux. L’un d’eux, blessé, a les plus grandes difficultés à passer dans la parallèle pour gagner le poste de secours. Un éclat me blesse un autre homme à droite. Il lui faut une douzaine de minutes pour franchir 20 mètres. Que ne peut-on fourrer ici, à notre place, les misérables qui ont fait creuser cela.

2 h 30 : L’agent de liaison m’apporte un papier. Je m’enfouis la tête dans un trou du parapet. On m’entoure de pans de capotes et j’allume ma lampe électrique. C’est l’indication de l’heure. H = 3 H 15.

3 h 00 : Je préviens tout le monde d’achever de se rééquiper, de charger les magasins des fusils et de se tenir prêt. Ces instructions sont transmises d’homme à homme, à voix basse.

3 h 10 : Je fais « passer » qu’il faut sortir simultanément de la tranchée dès qu’on me verra sur le parapet, puis se former aussitôt en ligne de sections à 50 pas, en avançant. L’aube s’annonce. Le  lieutenant Claudon  vient de la tranchée des Territoriaux par le boyau C2, me serrer la main…

3 h 14 : Sans coup de sifflet, sans geste, je me hisse sur le parapet. Toute la section l’escalade rapidement et nous prenons la formation indiquée. Je prends la tête de la fraction de droite. Il fait encore noir. Le sergent conduisant celle de gauche oublie d’assurer sa liaison. Il s’éloigne trop vers la gauche. Je roule dans un des entonnoirs dont le bled est parsemé. Vite sur pieds, je boule de nouveau quelques pas plus loin. Ma main n’a pas lâché la boussole, mes lunettes ont tenu bon, tout va bien. Le début de la marche générale, sur toute la ligne de front d’attaque, est quelque peu chaotique. J’attribue cela aux facteurs suivants : 1. nos boussoles lumineuses sont influencées par les armes et par les masses de fer au milieu desquelles nous évoluons. 2. les points de repère que nous connaissons bien, qui nous seraient d’un concours très précieux pour rectifier et fixer notre marche, sont encore noyés dans l’obscurité.    3. la marche voulue en zigzag des chars d’assaut a dû tromper la 1 ère  vague, avec répercussion sur les suivantes. 4. le non-fonctionnement, très difficile d’ailleurs, des liaisons. Moi-même, je suis accolé à une fraction du 158e R.I., spécialement chargée d’assurer la jonction, sans « trous », de ce régiment, avec ma section. Celle-ci devant former le flanc droit du 149e R.I. durant le 1er bon, avant d’occuper tout le front du régiment durant le second. Or, à aucun moment, cette fraction ne me signalera sa présence.

 En dépit de ces à-coups, non seulement tous nos objectifs seront atteints, mais ils seront dépassés en certains points. Les détails qui suivent, primitivement altérés dans ma mémoire, du fait de l’anémie cérébrale résultant de la perte de sang, me sont revenus graduellement, quoiqu’avec une netteté incomplète par endroits. La zone du barrage ennemi franchie, je fais faire halte pour m’orienter. N’ayant pu avancer en ligne directe, je crains de me lancer à faux. Je suis tout heureux de distinguer, dans le noir, la masse plus sombre du bois du Rumpler dont je dois traverser la corne nord, où passe la tranchée allemande du Blocus.

Nous sommes à genoux, en file indienne. Une balle me frappe le côté avec un bruit sec. Un caporal, derrière moi, me dit que je suis blessé, mais je ne sens rien d’anormal. Nous repartons en avant. Un 77 tombe à nos pieds, dans un trou précédent, éclate sans blesser personne. Dans un entonnoir, nous trouvons le  lieutenant Claudon  et sa liaison, venus se placer là pendant notre station. Au passage, nous nous souhaitons bonne chance. C’est là que dans quelques minutes, il apprendra que le  sous-lieutenant Berteville  vient d’être tué. Brave et très calme, il n’a pas jugé utile de se conformer aux instructions prescrivant la marche très rapide au départ. Il a été pris, avec sa section, dans le tir de barrage auquel nous venons nous-mêmes d’échapper de justesse. Il est tombé le premier de nous trois.

Quant au  lieutenant Claudon , il est à son tour frappé d’une balle qui lui traverse la poitrine de part en part, perforant un poumon, peu de temps après avoir quitté son entonnoir. Son ordonnance courut chercher des brancardiers et le fit relever une demi-heure après. Quant à celui de Berteville, alcoolique qu’il comblait de cadeaux et d’argent, il abandonne son officier, comme fera bientôt le mien.

Nous passons le bois du Rumpler. Ses arbres ébranchés, brisés, clairsemés se découpent sur la clarté indécise et blême, avant-courrière de l’aube. Ils forment un ensemble fantomatique et lugubre. L’impression est accentuée par le fait que nous abordons ce qui fut l’embranchement des tranchées du Rumpler, du Carlin et du Blocus, 1ère ligne ennemie. Nous en percevons le tracé, jalonné de petits tas incandescents (restes présumés de grenades incendiaires ?). Ces lueurs rouge sombre, tels des foyers couvant sous la terre, ont un aspect sinistre et sournois. Désormais, le no man's land est dépassé. Nous avançons en terrain conquis. Sur une ondulation de terrain se détachent, ombres mouvantes, à quelques dizaines de mètres, les hommes du 1er bataillon dont je me rapproche de nouveau sensiblement. Je cherche à prendre contact, à ma droite, avec la fraction du 158e R.I.. Je trouve enfin un homme qui lui appartient. Il ne peut me donner aucune indication sur ses camarades ni sur leur gradé. Ma demi-section de gauche a disparu. Elle est, sans doute, moins avancée que celle qui m’accompagne. Le sergent qui devait rester en serre-file de ma fraction s’est joint, au départ probablement involontairement, à son collègue. Je n’ai plus vu mon ordonnance, que je comptais utiliser pour ma liaison. Je lui avais donné l’ordre de ne pas me quitter et de me dépouiller si j’étais tué. J’ai su, par la suite, qu’il était porté comme manquant après le combat. Une lettre, que je recevrai de lui à l’ambulance, m’annonçant une blessure légère et son traitement dans un hôpital américain me permettra de conclure qu’il a été atteint en se dérobant vers l’arrière. Avec un autre, ce sont les deux seuls qui ont eu cette conduite, sur 33 soldats, caporaux et sergents qui composaient mon effectif de combat. J’escompte beaucoup, pour m’orienter avec facilité, la rencontre des tranchées et boyaux ennemis successifs, dont j’ai étudié, avec un grand soin, la disposition d’après les plans et les photos aériennes.

 J’ai compté sans leur destruction qui ne laisse qu’un terrain chaotique où plus rien ne se détache. L’aube naissante commence à nous montrer nos rangées de morts. La nuit a été douce et belle. Les capotes bleues, biens propres, fixent l’attitude dernière, généralement face en terre, de ces derniers « tombés au champ d’honneur. Dans quelques heures, ce ne seront que des tumuli de boue… comme à Verdun. J’ai rejoint la 1ère vague qui s’est disloquée. Ses groupes, en prenant de la profondeur, amènent de la confusion. Quelques 75 courts me coûtent un blessé qui se met à crier. Je fais tapir ma fraction dans deux entonnoirs pour laisser se rétablir un intervalle avec le 1 er  bataillon. L’artillerie ennemie est nourrie. Ses mitrailleuses, non détruites, sont en pleine action. Je fais avancer par bonds, sans obtenir que les hommes renoncent à se grouper en tas autour de moi. Nous rejoignons encore la 1ère ligne qui se disloque de plus en plus et qui, cette fois, est accrochée par endroits. Là, je vois un « nettoyeur » accroupi au-dessus d’un abri, une grenade à chaque main, bondissant avec une agilité incroyable. On dirait un chat guettant quelque rat. Le 1 er  bataillon reprend sa progression. J’utilise comme cheminement un bout de talus. Celui de la route Paris-Maubeuge ou fragment subsistant d’une tranchée large ? Au-delà, je trouve les tirailleurs en tête, arrêtés par un « nid » de mitrailleuses. Ayant fait abriter mes escouades dans deux trous, je m’avance afin de savoir, pour ma gouverne, quelle unité j’ai devant, ou plutôt autour de moi. Des gerbes de balles sifflent en éventails, au ras du sol en faisant sauter de petites mottes de terre avec un bruit mat. Cette impression d’être ainsi frôlé sans être touché me donne cette étrange croyance à l’invulnérabilité déjà eue tout à l’heure près d’un éclatement de 77. Réfléchissant néanmoins que je peux être bêtement frappé aux chevilles, je renonce à ma recherche. Je reviens près des miens et j’essaie, à genoux sur le bled, de découvrir ces pièces pour les réduire. J’aperçois, à 10 m à ma droite, des hommes qui, la baïonnette haute, font demi-tour et rebroussent chemin. Je me représente aussitôt le danger de toute ébauche de retraite. Déjà, un de mes hommes crie : « Y en a qui reculent là-bas ! ». Je me relève en lui disant de me suivre. Je me dirige vers les autres, leur criant de tenir bon, que je leur apporte du renfort. Mais je n’ai pas le temps d’achever… En se dispersant, la 1ère ligne a dépassé un entonnoir organisé (j’ai évacué depuis que je me trouvais à une dizaine de mètres en avant et à droite). Il doit être entre six et sept heures. Le ciel s’est couvert. Nous ne pouvons encore bien voir à distance. Par contre, nous offrons aux ennemis terrés, en nous détachant sur l’horizon blafard, de véritables cibles. Fidèles à leur tactique de frapper avant tout le conducteur d‘une troupe, et ayant vu mon geste de ralliement, ils m’ont pris pour objectif. Une grenade explose sous moi. La gerbe d’éclats se loge dans les cuisses, que sur le moment, je crois fracassées. Je suis violemment jeté sur les genoux et les mains, avec la sensation d’un coup de faux brûlante au travers des cuisses. Mes hommes se sont arrêtés. Je leur dis : « Cette fois, j’ai mon compte, passez le commandement et en avant ! » Ils s’éloignent. Mes yeux se portent devant moi. Je me vois tomber au bord d’un vaste entonnoir qui avait dû être « organisé » et dans lequel se trouve le sous-lieutenant David de la 2 e  compagnie. Il est avec quelques hommes. Il me regarde d’un air anxieux. Je lui souris tristement en lui disant : « Je crois que j’ai les deux cuisses brisées » et je m’évanouis. Détail curieux, à mon réveil, j’ai le souvenir très précis d’un rêve fait pendant cette perte de connaissance. J’étais assis près de Jeanne, à Cambrai (?). Plus tard, un médecin m’expliquera que cette syncope immédiate, en affaiblissant la circulation sanguine, m’a sauvé d’une hémorragie totale.  En rouvrant les yeux, je suis d’abord tout étonné de sentir la fraîcheur de cette matinée d’octobre, de « quitter une chambre claire et tiède » et de me retrouver dans une clarté si triste, enfin de me voir à quatre pattes (car j’ai gardé cette attitude). Ma vue en se reportant vers l’intérieur du trou me rappelle à la rude réalité. »

Paul DOUCHEZ, sous-lieutenant au 149 e  régiment d’infanterie

SHD GR 1K 338, Fonds DOUCHEZ

Germain TORRES, 28 ans

« 21 et 22 octobre. Bombardement terrible des deux côtés mais nous prenons le dessus. 23 octobre 917. Depuis minuit un roulement terrible de l’artillerie française ; les Boches répondent avec acharnement. C’est le jour décisif : à 5 h 15 Heure H : l’artillerie allonge son tir, les Boches redoublent d’énergie. Et dans cette avalanche de feux et de pluies d’acier et de cuivre, nous passons par-dessus tout et nous filons chez les Boches ; à 9 h et demie les carrières sont atteintes. Le 4 e  bataillon prend ses dispositions pour les défendre ; à 6 h moins 10, le 8 e  bataillon repart à l’assaut des tranchées Edimbourg appelées Carabine ; et la Danse, en effet, ça danse là-dedans, dans tous les coins ; à notre droite liée avec nous, le 4 e  Zouaves s’empare du Fort de la Malmaison ; à notre gauche le 4 e  mixte toujours la 38 e  DI s’empare du Bois de Garent ; et là en plein bled, nous restons jusqu’à 9 heures à travailler, creuser, faire des trous pour s’abriter un peu car il ne reste plus trace des tranchées ennemies. Pendant ce temps, l’artillerie s’était apaisée des deux côtés ; néanmoins on était sourd pour quelques jours, tout de même. Avant l’assaut du 3 e  objectif, comme je remonter de la tranchée de la Dame à 200 m à gauche du Fort, avec  Adroher , Boqueho et Cordat, un obus me tombe juste devant, aux pieds, pas à un mètre, sans l’avoir entendu venir. Bref, il explose, je n’y plus que du bleu ; j’ai toute la figure couverte de boue, de sang, et je ne puis plus ouvrir les yeux, ce qui fait que je ne sais pas si mes hommes sont touchés, car je ne vois ni n’entends plus rien ; je reste là quelques minutes et enfin, pouvant par intervalles, ouvrir un œil, je regarde et ne vois plus mes amis. Sur le coup, j’ai cru qu’ils étaient pulvérisés, alors me sentant capable de marche, me voilà parti au P.S. des grottes ; et là on m’a soigné tant bien que mal, et suis remonté en ligne, pour favoriser la tâche à mes collègues qui doivent partir à 9 heures et quelques, à l’assaut du Mont des Tombes. Bref mes yeux vont mieux et j’apprends que de mes hommes, il n’y a que Boquého de blessé au genou. Les deux autres, ayant fui, ont été blessés quelques instants après ; et je suis resté avec mon ami Boquého, les deux autres sont partis à l’arrière. Enfin vers 9 heures, les Boches ayant reçu du renfort (on les avait vus arriver en autos), se préparaient à reprendre le terrain perdu, et comme un fait exprès, pendant qu’ils s’organisaient pour foncer sur nous, l’heure de notre 2 e  bond arrive ; notre artillerie se remet en fureur, écrabouillant tout à son passage ; et notre 1 er  bataillon arrivant à l’instant, partait à l’assaut et culbutait tout ce qui avait échappé à l’artillerie. 20 minutes après leur départ, des tas de prisonniers Boches s’amenaient tout seul ; et notre succès se dévoilait déjà, car c’était les réserves Boches qui venaient de débarquer, qui étaient déjà cueillies par les Français. Vers 11 h 30, nous étions en avant de la Briqueterie de Chavignon ; les Zouaves à gauche et à droite étaient eux aussi à leur but, et nous organisons le terrain conquis. »

Germain TORRES, sergent au Régiment d’infanterie coloniale du Maroc

Germain TORRES, Les carnets de guerre de Germain TORRES, Anamorphose création graphique, Mons-en-Laonnois, 2021, p.81-83.

Léon-Antoine DUPRE, 20 ans

« Nous sommes partis à cinq heures du soir et pour monter jusqu’aux premières lignes nous avons fait vingt kilomètres. Jamais je n’ai tant souffert de la fatigue. Après avoir dépassé les batteries d’artillerie lourde qui tiraient continuellement ou qui prenaient position dans la boue, nous sommes arrivés à l’endroit où commencent les « boyaux ». J’ai passé une nuit terrible. Nous avons parcouru au moins dix kilomètres dans les « boyaux » avec de la boue jusqu’au genoux. J’ai pleuré tellement j’étais rendu et fatigué. A un moment donné, je me suis enlisé dans la boue jusqu’au ventre et ce sont les tirailleurs venus à mon aide qui m’ont tiré de là… Nous sommes arrivés en premières lignes à une heure du matin. Pas d’abri, une simple tôle légère. J’ai passé la nuit sans dormir… Au petit jour, mon temps a été employé à poser des lignes téléphoniques jusqu’aux tranchées de départ. A huit heures le maréchal des logis de chasseurs a été blessé grièvement à côté de moi par un obus, jambes et mâchoires fracturées. Comme j’ai pu, aidé de quelques tirailleurs, je l’ai transporté au poste de secours. Par suite de ce malheur, je devins chef de l’équipe. Le bombardement français était commencé depuis trois jours. Impossible de dormir un peu. Les mitrailleuses placées près des batteries d’artillerie faisaient du tir « indirect », c’est-à-dire tiraient des milliers de cartouches sur les « pistes » de l’ennemi et par leur « tac-tac » infernal nous tenaient éveillés. Enfin on passe la nuit tout de même, debout… Au matin, vers quatre heures, alerte ! On se dirige, dans les tranchées, vers les points de départ. L’attaque devait avoir lieu à cinq heures quinze. Nous avions un quart de « gniole » avec de l’éther, par homme. Je n’en ai pas bu. J’étais tellement certain, je ne sais pourquoi, de ne rien avoir que je me sentais assez fort pour monter à l’assaut sans m’étourdir. Ma mission était de suivre le commandant de bataillon et lui servir d’observateur et d’agent de liaison. A cinq heures douze, le commandant nous prévient, il faisait tout petit jour. « Attention les enfants, il est presque l’heure, dans trois minutes nous sortons. » Que ces trois minutes furent longues ! Tout d’un coup le commandant s’écrie : « Allons, en avant ! Hardi les gars du 4 e  zouaves ! » Il fallait escalader le parapet de la tranchée, le commandant manque son élan, je le pousse aux fesses et je l’aide à monter sur le haut du parapet boueux. « Merci, mon petit », m’a-t-il dit. Et nous voilà sur la plaine… Comment décrire un tableau si terrible ? Le barrage des « 75 » faisait une ligne de feu devant nous. Les tirailleurs, baïonnette au canon, s’avançaient le buste courbé, à petits pas. Le commandant et moi, côte à côte, un peu derrière, la canne à la main gauche, le revolver à la main droite, et tout mon « barda » sur le dos, deux projecteurs, deux grosses piles électriques au ceinturon, la boîte à téléphone, le rouleau de couvertures sur les reins, bidon, musette… et un peu plus loin deux de mes chasseurs qui déroulent, qui déroulent toujours du fil téléphonique d’une énorme bobine dans laquelle ils ont passé un gros bout de bois… Nous avançons toujours derrière le tir des « 75 ». Nous traversons le « Chemin des Dames ». Les lueurs des obus de « 75 », les fusées boches, les éclatements, le feu, la mitraille, les balles, la fumée, c’est quelque chose d’inouï et d’inexprimable… Soudain, un souffle chaud avec une détonation tellement fort qu’elle semble vous briser le tympan, une lueur qui vous brûle les yeux : un obus a éclaté entre nous deux certainement. Le commandant me regarde : « Blessé ? » - « Non » - « Eh bien ! Celui-là nous a chauffé le derrière ! » En passant mes mains sur la figure, je sens que mes sourcils sont brûlés. Nous avons eu chaud ! Le commandant me dit encore : « Dupré, allez dire là-bas au lieutenant Utrèche que vous voyez à votre droite, qu’il appuie trop à droite. » J’y vais en courant, arrivé près du lieutenant, je dis « Mon lieutenant, ordre du commandant, vous… » Je n’ai pas le temps de finir ma phrase, le lieutenant porte sa main à sa figure, tombe en avant en criant : « Ah ! » Je m’en souviendrai toute ma vie. Une balle avait dû lui traverser la tête. Nous continuons notre avance, et nous nous arrêtons deux cents mètres plus loin dans une tranchée allemande qui était notre objectif. Nous avons attendu là trois heures, dans les trous d’obus. Les balles ennemies passaient très peu au-dessus de nos têtes ou écornaient le bord du trou d’obus où nous étions tête baissée. Deux tirailleurs assis à côté de moi un peu plus haut presque au bord du trou, causaient lentement dans leur jargon nègre. Tout d’un coup, ils s’affaissent tous les deux légèrement, la tête en avant sans une plaine. Je grimpe un peu pour voir, je regarde leur figure… tous les deux morts, morts, en même temps, par une balle de mitrailleuse… Nous nous installons tant bien que mal dans le terrain conquis. Je trouve une sape boche énorme. Je réunis mon équipe. Nous sommes cinq sur dix-huit. Que sont devenus les autres ? Tués ? Blessés ? On lance quelques grenades dans le fond de la sape au cas où quelques Boches rebelles nous tirent dessus au moment où nous serions descendus. Nous descendons. Nous trouvons trois blessés dans cet abri. L’un est couché et porte un brassard de la Croix-Rouge. Les deux autres sont assis et paraissent hébétés. Nous ne leur disons rien. Quelques camarades se couchent sur les couchettes de l’abri. J’ouvre une boîte de sardines et je mange une sardine sans pain, nous n’en avons plus. Je donne un bout de chocolat à un Boche qui porte un brassard. Il refuse et je comprends par ses gestes qu’il est blessé au ventre par les grenades que nous avons lancées tout à l’heure. Je relève une couverture posée sur lui. Sa veste et son pantalon à la hauteur du nombril sont déchiquetés et il a une affreuse blessure, son pantalon gris est plein de sang. Il gémit doucement. C’est affreux ! »

Léon-Antoine DUPRE, téléphoniste au 35 e  régiment d’artillerie de campagne

Léon-Antoine DUPRE, Carnet de route d’un gosse des tranchées, Editions Michel Lafon, Neuilly-sur-Seine, 2013, p.241-250.

Célestin FREINET, 21 ans

« Le jour J approchait. On avait une baraque, d’assez bons grillages pour dormir. Chaque jour on faisait la « nouba » du jour qui précède l’attaque. Partout fourmillement… Obus qui glissent sur le toit… Sur le haut du coteau où nous sommes adossés, un joli bois où on serait bien avec sa belle… On joue… Quand on est monté en ligne, le bruit des mitrailleuses nous assourdissait. Un jour, j’ai eu la joie du chasseur en voyant deux hommes à l’affût d’un pauvre Allemand qui, de trou en trou, apportait à manger aux premières lignes… Fallait-il qu’on fût devenu sauvage ? A droite, huit Boches se sont rendus, levant les bras bien haut. L’un se tenait les reins et marchait courbé en deux… un autre avançait péniblement en traînant la jambe. Un 155 tirait trop court et faisait à tout instant trembler la cagna. Assis sur les marches, je dormais… que je regrette ce sommeil ! Il était tard, on avait mangé un camembert. On m’apporte une photo d’avion et l’heure officielle. Un peu plus tard le commandant de compagnie de me donne l’heure H : 5 h 15. Il était quatre heures. Il faisait froids. Le brouillard était épais. La tranchée débordait déjà de gens harnachés. Devant le poste du colonel, des sapeurs discutaient… Les fantassins se taisaient… Enfin, voilà le roulement classique, l’enfer déchaîné dont rien ne peut donner une idée. Ce moment tant redouté, tant attendu, arrivait enfin… On regrettait seulement de n’être pas encore au lendemain. L’aumônier de la division : à la lueur des éclairs on distingue sa haute stature, sa grande barbe, ses gestes diaboliques. – Mes enfants, vous allez partir à l’assaut… Pour quelques-uns, le sort sera fatal… Recueillez-vous tous… Nous allons réciter le « Notre Père ». Je vais vous donner l’absolution. Comme tant d’autres, je me suis senti au seuil de l’au-delà. Dans mon recueillement, je n’ai pas pu voir mon dieu ; la rage des hommes est trop forte… Encore une minute… attention !...hop ! Le brouillard était toujours aussi épais et aussi humide… La boussole brillait dans ma main… Il y avait des hommes et des hommes, tous aussi égarés dans ce désert tonitruant. J’ai atteint l’objectif… Les prisonniers remontent la côte que l’on vient de descendre, les bras en l’air, semblables à des polichinelles… – Kamerad alsacien !... Kamerad… pas kapout !... Grands gars roux imberbes… C’était la Garde Prussienne. Derrière nous, un signaleur a voulu rire un brin. Il a arrêté au passage un des ces malheureux et lui a appuyé sous le menton le canon de son mousquet. Et la victime a levé encore plus haut les bras, comme pour appeler Dieu à son secours… Il devait murmurer quelque supplication… ses yeux devaient être confondus d’épouvante. Le Français n’a pas tiré… Un soldat a appuyé son front sur le rebord de la tranchée qu’il vient de creuser – comme pour dormir. Ses voisins n’ont rien vu, n’ont rien entendu ; aucune trace de sang… Il est mort. A droite, des noirs arrivent. Un 155 tombe près d’eux qui nous les jette dessus. Un obus sur nous… tels, mus par une ficelle, ils se rejettent d’un bloc à leur première place, et se « planquent » dans la terre humide. […] Je marchais droite devant ma ligne de tirailleurs, regardant, sur la côte en face, monter le 2 e  bataillon, précédé d’un feu roulant. Un coup de fouet indicible en travers des reins : « Pauvre vieux… c’est ta faute… Il ne fallait pas rester devant… tu n’aurais pas reçu ce coup de baïonnette. » J’ai ri – je croyais qu’un soldat m’avait piqué par inadvertance, et je voulais l’excuser – j’aurai voulu cacher ma douleur… je suis tombé… Quelle était bête cette balle ! Par le milieu du dos, le sang gicle… Ma vie part avec… je vois la mort avancer au galop… Je n’ai pas voulu m’évanouir et je ne me suis pas évanoui… j’ai voulu me lever : j’ai rassemblé toutes mes forces ; je n’ai pas bougé… Ma poitrine est serrée dans un étau. »

Célestin FREINET, aspirant au 158 e  régiment d’infanterie

Célestin FREINET, Touché ! Souvenirs d’un blessé de guerre, Editions Atelier du Gué, Villelongue d’Aude, 1996, p.13-19.

Albert MARQUAND, 21 ans

« Le grand jour 23 octobre, 4 h du matin. Dans la nuit opaque, nous cheminons en file indienne, en route vers les emplacements de départ. La lueur des coups de canon éclaire vaguement nos pas. Un long sifflement… un pan de mur s’écroule avec fracas devant la ferme Colombe. Au pas de course, la route est traversée et nos hommes, blottis contre le talus, allongent la ligne de leurs formes sombres et muettes. Au dernier moment, le boyau de la Ferme est reconnu intenable et nous restons là, aplatis, attendant anxieusement l’heure fatidique : 5 h 15. Un formidable coup de massue ébranle le sol et nous fait sursauter tandis qu’une grêle de pierres s’abat sur nos casques en pluie métallique ; une légère fumée sort d’un trou creusé sur la route devant nous. Un blessé. Deux camarades le déséquipent et le voilà parti en rampant. Des ombres défilent rapidement à un coin de la ferme ; dans la lueur fulgurante d’une éclatement quelques silhouettes s’évanouissent au ras du sol. Un brusque arrêt, puis la course effrénée reprend, accélérée par l’aiguillon impitoyable de la Mort qui plane… 5 heures… Un effroyable craquement, des shrapnels tombent sur nos capotes avec un bruit mat. Des cris s’élèvent à l’extrémité de la section ; je vais voir en rampant : un « jeune » se roule à terre dans d’atroces convulsions, une balle dans les reins ; rien à faire pour l’instant… Les brancardiers le ramasseront en passant. Les cris s’atténuent progressivement en une plainte continue coupée de brusques hoquets ; le cœur serré, je retourne aux côtés du lieutenant. Je ne connais pas de moments plus poignants que cette attente prolongée sous la mitraille, au milieu des éclats qui stridulent aux oreilles ; où chacun, replié sur soi-même, doit maîtriser ses nerfs, le cœur prêt à se décrocher »… Les minutes sont des siècles…

 La ruée Ma montre indique 5 h 10. De bouche en bouche un ordre suit : « Baïonnette au canon ! ». Péniblement, les hommes se redressent à demi. Quelques cliquetis et, accroupis au sommet du talus, nous sommes prêts à partir dans l’inconnu. A ce moment, le roulement de tonnerre de nos canons s’accentue et semble s’exaspérer. On a l’impression de milliers de marteaux frappant sur autant d’enclumes, tandis que les éclairs amalgamés forment un rideau lumineux derrière nous. Les globes aveuglants des fusants trouent le ciel avec fracas. Les Boches, pressentant le déclenchement, arrosent nos premières lignes. La terre, projetée en maints endroits, finement pulvérisée, gêne la respiration. L’air peuplé de sifflements, de mugissements, d’éclatements paraît vibrer sous l’effort d’un archet gigantesque. C’est l’Enfer déchaîné. Une ligne d’ombres mouvantes se détache du parapet à notre droite. C’est le moment. Tous debout ; sans un pot nous nous ébranlons vers la ligne noire de la petite crête que nous devons dépasser, là-bas… J’enfonce dans le sol fraîchement remué ; je trébuche au bord d’un trou d’obus. Beaucoup d’hommes accrochés par les barbelés qui traînent sournoisement se dépêtrent tant bien que mal. Un instant ébloui par l’éclatement d’un obus à quelques mètres avant moi, je reçois un violent jet de terre dans le visage tandis que je me sens tiré en arrière… Tant pis un pan de capote y reste. Les molletières sont emprisonnées et les mains sont vite ensanglantées à retirer les ardillons. Enfin dégagé, j’avance dans la cohue silencieuse des hommes, semblable à une horde de barbares déchaînés. Plus de chefs, plus d’ordres ; c’est la Ruée. Ruée farouche et opiniâtre, véritable marée montante qui submerge tout sous ses flots irrésistibles.  A ma droite, un homme s’abat lourdement, sans un cri, la face contre terre. Un autre ploie les genoux et s’affaisse en hurlant. On avance, on avance la tête vide, le cœur pantelant ; dans la nuit pâlissante on marche, on glisse, on butte aux monticules, on culbute dans les trois d’obus, on les contourne avec précaution. Sans m’en apercevoir, j’ai dépassé les éléments de mon bataillon et me voilà presque seul. Devant moi, une silhouette élancée agite les bras, fait quelques gestes : appuyez à droite, tandis qu’une forte voix répète inlassablement : « En avant mes enfants, mes petits, pour la France ! » Je reconnais le  commandant de Chomereau de Saint-André , en tête du premier bataillon. De sources détonations indiquent un court combat de grenades… Quelques cris déchirants, puis plus rien. Des balles sifflent, et l’aube naissante, chassant les dernières ombres de la nuit, voit notre arrivée à la route de Maubeuge : point limite de notre premier bond. Dans le ciel s’épanouit la lueur tremblotante des fusées blanches à 3 feux : signal fragile, anxieusement attendu à l’arrière où il annonce la réussite d’une partie de l’œuvre titanesque.

 Pendant l’attaque Maintenant dans la clarté d’un jour blafard, on se reconnaît mutuellement : les traits sont légèrement tirés et les visages terreux sous le casque terni. Les interpellations se croisent presque joyeusement. Beaucoup comme soulagés d’un poids énorme, allument une cigarette d’un air détaché. On veut se raccrocher à la vie pendant cette accalmie. Pourtant, l’opération est loin d’être terminée et le champ de la Mort est encore vaste. Mais nul n’en a cure, tout à la joie de se sentir vivre après une pareille épreuve. Personne n’exprime ouvertement ce sentiment, mais je le sens profondément enraciné au cœur de tous. Il se traduit par des paroles banales, bizarre réflexe de l’état intérieur des âmes. Des noms sont cités : Lemarquis, Bomont, où sont-ils ?, etc., etc. Les égarés arrivent par petits groupes racontant leur odyssée à voix haute. Bientôt les unités sont reconstituées à quelques hommes près. Nos officiers ont déjà payé leur tribut : le commandant et le capitaine Prenez sont blessés. Le capitaine Houël (36 ans, légionnaire] remplace le chef de bataillon. Je constate la disparition de Waegel, le déserteur, et nul ne peut rien affirmer à son sujet. A-t-il fui ou expié ? Le saura-t-on jamais ? Il est 6 h 30 : nous devons repartir à 9 heures pour le deuxième et dernier bond, pendant lequel mon bataillon passe en tête. La compagnie toute entière est égaillée dans les immenses trous d’obus de nos 400, véritables cratères géants. Je m’approche de ce qui fut la route de Maubeuge : quelques pavés éparpillés sur d’énormes tas de terre jaunâtre ; quelques troncs d’arbres, hachés, mordus, déchiquetés : c’est tout ce qui en subsiste. Nulle trace du fameux croisement du Chemin des Dames : à son emplacement, les excavations se chevauchent. Et, me retournant, j’ai sous les yeux un paysage lunaire de la plus sauvage grandeur : aussi loin que la vue peut s’étendre, le terrain est labouré, fouillé, découpé à l’emporte-pièce et les milliers de trous aux bords légèrement bourrelés évoquent l’image d’un immense champ de volcans éteints en un autre monde. A l’est, le Fort de la Malmaison découpe sa forme massive. A la jumelle je distingue un lambeau d’étoffe flottant au sommet des ruines. Notre artillerie allonge son tir. Au nord-est, les 155 martèlent le bois de la Belle-Croix, dont les arbres disparaissent dans une mer de fumée lourde et stagnante. Dans l’espace libre qui nous sépare du bois, on suit à l’œil les tirs ratissants de nos 75 : barrages de feu avançant et reculant alternativement, balayant tout sur leur passage. Très haut dans le ciel, les 220 passent avec un bruit de locomotives lancées à toute vapeur : ils vont écraser les dernières batteries boches en déroute. Celles-ci ripostent faiblement ; pourtant de-ci, de-là, un obus à gaz s’abat en dégageant un cône de fumée légère et grise que la brise a tôt fait de disperser. Quelques fusants claquent assez bas… »

Albert MARQUAND, sergent au 149 e régiment d’infanterie

Albert MARQUAND, « Et le temps, à nous, est compté » Lettres de guerre 1914-1919, C'est-à-dire éditions, Coll. « Mille mots chuchotés », Forcalquier, 2011, p.376-378.

Georges SCARLAT, 26 ans

« 28 octobre. Nos troupes ont fait une attaque sur le plateau. L’avance est importante. Nous arrivons pour organiser le terrain et pousser l’attaque, si possible (?). En attendant nous fonçons dans le brouillard. Nous cheminons péniblement au milieu des réseaux détruits dont les fils barbelés nous accrochent au passage. Il faut contourner des entonnoirs énormes. Nous tournons et retournons si bien sur nous-même que notre guide… ne retrouve plus son chemin. Nous voici perdus sur le plateau au milieu des trous d’obus. Comment se reconnaître ? Nous ne voyons pas à 3 m et le paysage est le même partout… Des trous, des fils de fer, des trous encore et toujours !! SI le brouillard se levait un peu nous verrions le fort… Il ne doit pourtant pas être loin… Ce brouillard est exaspérant… Voilà longtemps que nous marchons… nous avons soif… un énorme trou d’obus est plein d’une eau limoneuse… bah ! A tour de rôle, dans le quart du zouave qui nous guide nous buvons un peu d’eau sans penser… à ce qu’il peut y avoir dedans… Nous sommes habitués à vivre dans l’horreur, dans les charniers… un peu plus, un peu moins qu’importe… Enfin un bruit de voix nous parvient… C’est une corvée qui passe auprès de nous… Notre guide est remis sur le bon chemin… et après avoir parcouru 100 m nous sommes au fort. Pendant 2 ou 3 h nous avons dû tourner autour sans le voir… Maintenant nous descendons les fossés presque comblés et par un trou qui fût une poterne nous arrivons dans ce qui reste des casemates… Le fort de Malmaison est occupé par les zouaves qui ont menés l’attaque. Ils sont magnifiques. Le combat date d’hier et ils sont encore grisés par leur victoire. Les abords du fort sont pleins de cadavres allemands. Le nombre des prisonniers est considérable et la fameuse crête du Chemin des Dames entièrement dégagée. Conduis par un nouveau guide nous nous rendons au PC du bataillon de 1 ère  ligne. Le brouillard s’est levé d’un seul coup et nous pouvons voir le chaos qui nous entoure… C’est un paysage lunaire, digne d’une description du Dante ou de Wells… Les trous d’obus se chevauchent les uns les autres… pas un millimètre de terrain qui n’ait reçu plusieurs projectiles. A côté des petits entonnoirs de 77 voici les trous énormes des 420 et 405. Une maison entière pourrait entrer dans le trou et ne suffirait pas à la combler. Devant nous la vallée de l’Ailette puis les hauteurs de Monampteuil et là-bas à l’horizon la butte de Laon dominée par la cathédrale. Derrière nous une butte de terre boursoufflée et percée de mille trous… C’est le fort… En 1911, j’étais venu en promenade à Vailly, j’avais fait le tour du fort, j’avais admiré la vue merveilleuse… Jamais je n’aurais cru venir ici comme combattant… Certes les paysages lointains ont le même aspect… aussi bien vers Laon que vers Soissons la vue est superbe. L’on comprend l’acharnement des adversaires pour conserver ou conquérir cette crête, observatoire idéal. L’on comprend la vigueur des attaques, et la transformation de ce plateau du Soissonnais devenu un désert, sans un arbre, sans un chemin, sans un brin d’herbe… Dans de longues années les cultivateurs retrouveront encore des obus et des grenades enfouis au profond de la glèbe. »

Georges SCARLAT, lieutenant au 264 e  régiment d’infanterie

Souvenirs de Georges SCARLAT, Coll. dép. de l’Aisne


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