
Le camp de prisonniers de guerre allemands d’Irval
L'histoire d'un camp de prisonniers de guerre allemands à l'arrière du front du Chemin des Dames en 1917
Introduction
Le sort des prisonniers de guerre allemands durant la Première Guerre mondiale est longtemps resté un sujet d’étude presque inconnu. A plus d’un titre, leur histoire est pourtant intimement liée à celle des combats sur le Chemin des Dames et dans l’Aisne, puisque les deux tiers des prisonniers capturés durant la Grande Guerre le furent dans trois départements : l’Aisne, la Marne et la Somme.
Les travaux les plus récents de Frédéric MEDARD et en particulier de Jacques-Marcel RENARD y ont apporté un nouveau regard, plus complet, mais ils se concentrent surtout sur les prisonniers détenus à l’arrière du front. Après leur capture, les prisonniers devaient être dirigés vers l’état-major de la division du secteur pour y être interrogés, et les officiers se voyaient séparés de leurs hommes afin de ne plus pouvoir les influencer. Une fouille était par ailleurs très sommairement faite, essentiellement pour collecter des informations via les documents militaires en leur possession. Leurs conditions de détention sont alors théoriquement régies par la 4 e convention de la Haye du 18 octobre 1907.
Quel fut cependant leur devenir avant de rejoindre les camps et dépôts de l’Intérieur d’où ils furent employés à diverses tâches ? Quelles furent les dispositions prises par l’armée française pour recueillir et rassembler les prisonniers dès le moment où ils furent capturés ? Ces problématiques restent floues et l’acquisition d’un fonds de photographies réalisées par Eugène BRUCHON (1871-1950) au sein des Collections départementales de l’Aisne en décembre 2021, mais aussi les photographies réalisées par Paul BRESSOLLES (1891-1925), photographe à la Section photographique et cinématographique des Armées (SPCA), nous permettent d’y voir plus clair sur ce sujet à travers l’exemple d’un camp de prisonniers situé à l’arrière du front du Chemin des Dames, le camp d’Irval.
Le coin nord-est du camp le 29 avril 1917 © ECPAD P. Bressolles
Mais qui est Eugène BRUCHON ?
L’auteur de la majeure partie de ces photographies se nomme Eugène BRUCHON (1871-1950). Capitaine de réserve, il est affecté à la section du courrier de l’état-major de la 5 e armée lorsqu’il prend ces photographies. Celui-ci effectue la visite d’un camp de prisonniers allemands en compagnie d’autres officiers du quartier-général (dont le futur prince Louis II de Monaco, qui le nommera Consul de la Principauté à Lyon (69) le 7 juin 1928, car il ne faut pas attendre 1930 pour « Avoir un bon copain »). Il ne laissera malheureusement aucune indication de lieu en revers de ses photographies. L’importance du nombre de prisonniers que l’on peut y relever nous a conduit à penser qu’il s’agissait d’un camp important dans le secteur de le 5 e armée, et quelques recherches dans les archives de la Direction des Etapes et Services de cette même armée nous ont permis de localiser ce camp de prisonniers.
La genèse d’un camp de prisonniers
Ce qui deviendra le camp d’Irval voit le jour le 27 mars 1916, quand le général Joseph JOFFRE (1852-1931), commandant en chef, prescrit par lettre n°2497/S « d’établir un camp spécial, à peu de distance du front, pour isoler les prisonniers de guerre et leur faire subir, pendant quinze jours, un examen médical complet ». Le général Olivier MAZEL (1858-1940), fraichement nommé à la tête de la 5 e armée, ordonne en conséquence, par note n°4.041/1 du 4 avril 1916, l’installation d’un « camp spécial » dans les abords immédiats de la commune de Vandeuil (Marne), près du château d’Irval, qui serait confié au IIe bataillon du 9 e régiment d’infanterie territorial (II/9 e RIT), devenu en février 1916 le 2 e bataillon d’étapes de la 5 e armée. Diverses recommandations sont par ailleurs transmises à cette unité sur le fonctionnement des évacuations des prisonniers en période de calme et en période d’activité.
Localisation du camp sanitaire d'Irval
C’est au capitaine Lucien DESNUES (1862-1941), commandant la 7 e compagnie du II/9 e RIT et architecte diplômé par le gouvernement de profession, qu’est confié ce chantier, sa hiérarchie faisant appel aux connaissances techniques dont ce dernier dispose (le 19 novembre 1916, il sera même mis à la disposition du service du génie pour la construction des camps). On ne sait toutefois que peu de choses sur le chantier de construction du camp en lui-même, mais dès sa conception au début du printemps 1916, il est spécifiquement prévu que le camp doit comprendre :
« Cuisine, latrines, une baraque d’épouillage divisée en trois pièces affectées au déshabillage, aux douches et à l’habillage, une baraque de visite divisée en : salle d’attente, salle de visite, salle pour infirmiers ; et trois baraques de malades affectées aux diarrhées suspectes, aux typhiques suspects, et aux malades ordinaires, etc. »
Les nouveaux prisonniers se défont de leurs effets personnels devant le commandant Cheutin © Coll. dép. Aisne, Fonds E. Bruchon
Le 12 avril 1916, le « Camp sanitaire du château d’Irval » voit officiellement le jour, placé sous l’autorité du chef de bataillon Edmond CHEUTIN qui commande alors le 2 e bataillon d’étapes de la 5 e armée. Cette unité de « terribles toriaux » se compose alors d’hommes recrutés surtout dans le milieu soissonnais et formés de citadins et de paysans, tant les officiers que les soldats, toutefois les éléments les plus jeunes ont été remplacés par des pères de cinq enfants ou veufs et des pères de quatre enfants. La garde du camp en lui-même se compose alors d’un sergent et de six hommes, auxquels sont adjoints deux gendarmes de la prévôté de la 5 e armée, et un appareil téléphonique est même installé dans la baraque du poste de garde. Outre la charge du camp, le 2 e bataillon d’étapes constitue également une force d’appoint à la disposition directe de la 5 e armée, y compris lorsqu’il s’agit, le 2 décembre 1916, d’assister à une cérémonie de parade d’exécution ou d’encadrer la dégradation militaire d’un soldat à Crugny (Marne).
Les premiers prisonniers du camp d’Irval
Les premiers prisonniers à rejoindre le camp sanitaire d’Irval furent dix-neuf combattants du Grenadier-Regiment Nr. 101 saxon dont quatre sous-officiers, capturés au bois franco-allemand près de La Ville-aux-Bois-lès-Pontavert (Aisne). Dans les jours qui suivent, cent trente-trois prisonniers du même régiment dont trois officiers et dix sous-officiers les rejoignent, tandis qu’un officier et un soldat sont évacués pour blessure. Avec un niveau de détail particulièrement instructif, le JMO du II/9 e RIT révèle ainsi l’ensemble du rythme des arrivées des prisonniers tout au long de l’année 1916. C’est ainsi que l’on peut établir que durant l’année 1916, ce sont au total 228 prisonniers Allemands qui passent par le camp sanitaire d’Irval. D’avril à juillet 1916, les régiments et lieux de captures des prisonniers qui arrivent au camp sont toujours indiqués, ce qui permet également d’établir son importance pour la 5 e armée, puisqu’il reçoit des prisonniers venus de Pommiers à Cernay-les-Reims en passant par Venizel, Soupir et Craonne.
Colonne de prisonniers allemands arrivant à la ferme d'Irval le 17 avril 1917 © ECPAD P. Bressolles
La durée de détention initialement prévue à quinze jours semble toutefois ne pas avoir été respectée à la lettre, le premier convoi connu de prisonniers quittant le camp d’Irval avec 150 prisonniers encadrés par 9 gendarmes complétés de territoriaux étant daté au 15 mai 1916. En revanche il semble que d’autres départs aient eu lieu les 25 juin et 15 juillet, au fur et à mesure qu’expiraient les délais d’observation médicale, comme il est précisé le 16 juillet 1916 dans le JMO du II/9 e RIT. Le reste du temps, les départs relevés semblent se faire périodiquement, tous les quinze jours, par petit groupe, comme le 16 juillet 1916, deux gendarmes emmenant deux prisonniers de guerre à la gare régulatrice de Noisy-le-Sec (Seine) tandis que deux autres emmènent cinq prisonniers de guerre au camp de Linthes (Marne). Trois jours plus tard, un aspirant aviateur dont l’appareil a été abattu à Braine arrive au camp, suivi le 21 juillet 1916 par le sous-lieutenant qui pilotait l’appareil. A la date du 15 août 1916, au moment de son évacuation vers Noisy-le-Sec, et tandis qu’un groupe de quinze autres prisonniers sont conduits au camp de Linthes, on apprend que ce dernier se nomme le sous-lieutenant Loervig.
Archéologue allemand de renom, Alexander LANGSDORFF est également connu pour avoir rejoint la SS dès 1933. Chargé du suivi des fouilles archéologiques à l’état-major du Reichsführer-SS Heinrich Himmler puis membre de l’Ahnenerbe, il évolue dans les hautes sphères du IIIe Reich et terminera la guerre SS-Standartenführer détaché à la section italienne du Kunstschutz de l’armée allemande, supervisant en juillet-août 1944 l’évacuation des collections des musées de Florence vers le Haut-Adige.
Ce nom est le premier nom allemand écrit dans le JMO du II/9 e RIT et il ne sera pas le dernier, car à partir de cette date et jusque décembre 1916, le rédacteur du JMO prend en effet le parti de noter non seulement les lieux de capture, les grades et les régiments, mais aussi les noms de tous les prisonniers qui arrivent au camp, ce qui ne fait que renforcer la qualité de cette source. Et c’est ainsi que l’on relève à la date du 20 octobre 1916 « l’arrivée au camp sanitaire d’Irval du prisonnier Langsdorff Alexandre, aspirant au 35 e régiment, capturé à la Pompelle ». Alexander LANGSDORFF (1898-1946), est alors un jeune aspirant hessois du Füsilier-Regiment Prinz Heinrich von Preußen (Brandenburgisches) Nr. 35 qui s’est engagé le 21 mars 1916 comme beaucoup de jeunes hommes du Wandervogel. Après cinq mois d’instruction à Döberitz et un passage par le front de la Somme, il est envoyé en Champagne où il est fait prisonnier au cours d’une patrouille et envoyé au camp d’Irval d’où il tentera de s’évader. En 1920, il publiera sous un pseudonyme ses aventures de guerre sous le titre de Fluchtnächte in Frankreich (« Nuits d’évasion en France »), et celles-ci, traduites et republiées en 2014 aux Editions Pierre de Taillac, permettent d’en savoir un peu plus sur le fonctionnement du camp d’Irval par le regard d’un de ses captifs.
Alexander LANGSDORFF confiera ainsi avoir été conduit à Vandeuil le lendemain de sa capture pour y être interrogé par des officiers d’état-major tandis qu’un interprète le frappait et le menaçait pour lui soutirer des informations. Le jour suivant, comme il le rapporte lui-même :
« Nos boutons à couronnes furent coupés comme « souvenirs », puis nous fûmes emmenés au « camp sanitaire d’Irval ». Mes braves hommes, avec qui je me retrouvai maintenant, avaient été traités de façon inouïe. Chaque nuit, ils étaient enfermés dans des trous creusés dans la terre et obturés par des planches que l’on clouait. La pluie claquait dans les fossés et le froid y pénétrait. La sentinelle française venait piétiner là-dessus, silhouette sévère, Vêtue d’un manteau chaud et d’une pèlerine de caoutchouc, la poitrine gonflée de fierté. Nous étions accablés et misérables, plus tristes que des animaux en isolement ; et la pluie ruisselait, ruisselait sans arrêt. »
Zone sans tentes avec de nombreux barbelés à l'Est du château, probablement pour les fortes têtes © Coll. dép. Aisne, fonds E. Bruchon
Si la première journée d’Alexander LANGSDORFF au camp d’Irval n’est pas des plus agréable ni des plus conformes à la 4 e convention de la Haye de 1907, la suite de son récit offre en revanche un regard particulièrement intéressant à croiser avec les photographies prises au camp en 1916 par Paul BRESSOLLES pour la SPCA :
« Nous arrivâmes à un petit camp de tentes où, aussitôt, nos uniformes nous furent retirés ; à la place, nous reçûmes des habits gris brun de prisonniers qui portaient, dessinées sur le dos, les grandes lettres PG (PG signifie « prisonnier de guerre »). Ce camp était un camp sanitaire et de transit. Les prisonniers allemands qui étaient déjà là depuis plusieurs semaines n’avaient toujours rien reçu ni rien appris de leur patrie ou de leur famille, car tout le courrier était saisi. Ils vivaient dans la plus grande misère, la pauvreté et le désespoir. Des hommes avec des blessures au poumon à peine cicatrisées, avec des blessures au bras qui devaient encore être pansées tous les jours, étaient obligés de partir au travail le matin. Ils devaient aller balayer les rues du petit village de Vandeuil, livrés sans ménagement aux intempéries, car ils n’avaient pas de manteau. Le ravitaillement permettait juste de survivre. Nous devions dormir à vingt dans une tente, sur la terre nue où quelques brindilles de bois avaient été éparpillées ; pour chaque homme, une petite couverture. La pluie fouettait à travers la toile de la tente. Il faisait la plupart du temps humide et froid, sombre et triste. Il m’était permis, en tant qu’aspirant, soit de rester toute la journée dans la tente à grelotter soit de scier un peu de bois dans la cour du château. C’est naturellement cette dernière solution que je préférai, espérant mettre fin à cet abrutissement bestial en fuyant. »
Toutefois Alexander LANGSDORFF ne connaîtra pas longtemps le camp d’Irval, car profitant de la distraction d’une sentinelle, il volera une veste française en train de sécher et en profitera pour s’évader dans la nuit du 23 au 24 octobre 1916. Repris, il est ramené au château d’Irval et détenu dans une tour ronde en pierre qui avait servi de porcherie est sur laquelle, d’après son témoignage, était gravé « Manège des courants d’air ».
Le "Manège des courants d’air" dans lequel fut détenu Alexander LANGSDORFF © Département de l'Aisne
Son récit permet ensuite de se faire une idée des conditions de détention des prisonniers évadés, dont la durée de la peine était de trente jours d’incarcération, et qui devaient sans doute également être celles des « fortes têtes » de manière plus globale :
« Une fois par semaine, nous prenions une douche. Toute autre possibilité de nous laver était interdite. Devant la porte de chacun de nous se tenait une sentinelle, fusil chargé, et la nuit, une lampe restait allumée. Toutes les deux heures, les sentinelles étaient relevées, de sorte que, la nuit, nous occupions à nous deux un personnel de garde de huit hommes ; c’était presque trop d’honneur. Outre cela, nos bottes nous étaient enlevées le soir, tant on craignait la possibilité d’une nouvelle fuite. Notre punition consistait en trente jours d’arrêt de rigueur. Le matin, nous étions sortis et conduits dans le camp où nous recevions de l’interprète un sac de 20 kg, qui au début ne fut rempli que de sable, en présence du commandant. Ces sacs furent ensuite laissés à la discrétion de l’interprète. Aussi, ce Français haineux y mit des cailloux passablement pointus du côté du dos. Nous devions traîner ces sacs tous les jours trois heures le matin et trois heures l’après-midi. Nous avions droit à dix minutes de pause toutes les heures. Nous allions l’un derrière l’autre comme des mulets, dans un espace entouré de fils barbelés à côté du camp, par tous les temps et même le dimanche. Un garde à la baïonnette dressée nous surveillait et s’appliquait soupçonneusement à nous empêcher de parler ensemble ou de ralentir le pas ; dans ces derniers cas, il nous poussait en avant à coups de crosse. Comme nous ne recevions trois jours de suite que de l’eau et 600 g de pain par jour, et le quatrième jour seulement la ration complète des gens non punis (600 g de pain, une tasse de café, de la soupe et un peu de viande), nos forces diminuèrent vite. La pression des cailloux dans le sac de sable développa chez moi une sévère furonculose du dos. Ma déclaration de maladie fut rejetée avec dédain. Les nuits étaient cruellement froides, l’eau à boire gelait dans ma porcherie de pierre. La couverture était totalement insuffisante. A cela s’ajoutaient les vives souffrances de la furonculose dans le dos. Les fantasmes insensés de la fièvre régnaient sur mes nuits. De temps en temps, des rats pénétraient dans mon étroit cachot et la lutte pour les repousser s’ajoutait aux pires désagréments de ces temps pénibles. Je rapportai un gourdin en bois pour me défendre contre ces bêtes et ramenai la couverture, bien serrée, sur la tête. Une fois, les rats rongèrent la couverture jusqu’à y faire des trous. Dehors la pluie fouettait et le vent se moquait en grondant autour de la vieille bâtisse. […] Les dimanches après-midi étaient particulièrement humiliants, car alors les habitants de Vandeuil, hommes, femmes et même enfants, sortaient en pèlerinage vers le camp pour admirer les animaux captifs derrière la clôture avec leurs sacs sur le dos. »
Ici se termine le témoignage d’Alexander LANGSDORFF sur les conditions de détention au camp d’Irval. Traduit devant un tribunal militaire pour vol d’une veste française le 9 décembre 1916, il est transféré à la prison militaire d’Orléans le 24 décembre puis au pénitencier d’Avignon, d’où il tentera à nouveau de s’évader en juillet 1917. Même s’il faut prendre du recul vis-à-vis de ce témoignage, écrit postérieurement au conflit et empreint d’un sentiment légitime de mépris après le traitement que lui ont infligé des militaires français, cette description du camp d’Irval est intéressante à plus d’un titre, car elle permet de saisir l’organisation globale du camp. Elle permet en outre de percevoir les conditions de vie des prisonniers de guerre allemands en 1916, et ainsi d’avoir un élément de comparaison pour l’année 1917 où le camp d’Irval allait connaître la plus grande affluence de son histoire.
Le camp de prisonniers de la 5 e armée en 1917
Alors que débute l’année 1917, le camp d’Irval ne semble plus accueillir beaucoup de prisonniers de guerre allemands. Les derniers arrivés sont mentionnés à la date du 24 novembre 1916 et selon le délai de quinze jours avant transfert prescrit lors de la création du camp, ces prisonniers doivent déjà être en route vers l’intérieur du pays. Le camp se prépare néanmoins pour l’offensive du printemps tant attendue et l’unité qui en a la garde subit elle-même une réorganisation. En effet, afin de disposer d’un maximum d’hommes les plus aptes à effectuer des tâches sur le front voire y combattre, les hommes les plus « jeunes » du II/9 e RIT (classe 1891 et 1892, à l’exception de cent pères de 5 enfants, veufs avec 4 enfants ou classés auxiliaire) sont versés au 20 e RIT le 6 janvier 1917. En retour, ce bataillon reçoit des hommes des classes 1890 et plus anciennes, des pères de 5 enfants et veufs avec 4 enfants.
Vue du camp et de la route d'Irval à Vandeuil depuis le sud-est fin avril 1917 © Coll. dép. Aisne, Fonds E. Bruchon
On peut ainsi se faire une image plus précise des gardiens du camp d’Irval à l’approche de l’offensive de 1917 : ce sont des hommes de 27 ans et plus, que l’on a gardé à l’arrière car ayant majoritairement une grande famille à charge, et dont le rôle doit se cantonner à la garde des prisonniers, à l’entretien et la surveillance des routes. Quant à leur équipement, les photographies prises tant en 1916 qu’en 1917 démontrent un armement très hétéroclite ou les fusils Chassepot et Gras cohabitent avec les Berthier et Lebel. Ils sont toujours commandés par le chef de bataillon Edmond CHEUTIN, qui est renouvelé officiellement dans ses fonctions de commandant du camp de prisonniers de guerre d’Irval le 1 er avril 1917, et dont les compagnies sont réparties à Muizon, à Chambrecy, et enfin aux camps de prisonniers de guerre d’Irval et de Montazin.
A partir du début du mois d’avril, les préparatifs pour accueillir les prisonniers de guerre allemands s’activent. Ainsi, du 3 au 13 avril 1917, les territoriaux du II/9 e RIT qui ont la charge du camp d’Irval aménagent des baraquements pour les troupes et sont employés à l’extraction de pierres et au service des routes. Il semble également que les prescriptions de la 5 e armée en matière de santé aient été suivies, puisque le 13 avril 1917, la direction du Service de Santé de la 5 e armée se rend au camp d’Irval « où a été installé un camp pour prisonniers et aide à la préparation d’infirmerie, de salle de visite, de salles d’épouillage, etc.». Le 14 avril 1917, l’offensive est imminente, et l’on doit s’attendre à accueillir de nombreux prisonniers, c’est pourquoi la compagnie cantonnée à Chambercy vient renforcer celle d’Irval.
Si le 16 avril est une journée calme pour ces hommes, les jours qui suivent ne vont plus l’être. Dès le 17 avril, alors que le camp reçoit 298 prisonniers allemands, on constate aussi toute l’importance que ces territoriaux représentent comme force d’appoint au service de l’armée, puisque toute une compagnie quitte le camp d’Irval pour se rendre à l’hôpital d’évacuation de Prouilly où elle est mise à la disposition du médecin-major Chaudoye. Ce mouvement pourrait paraître anodin si l’on ne tenait pas compte du fait que devant le HOE de Prouilly, une file d’attente de 7000 blessés s’étire alors sur trois files sur un kilomètre, pour seulement 1860 lits dont 560 déjà occupés. De gardiens de camp, les territoriaux deviennent ainsi des aides-brancardiers d’appoint et permettent d’installer de nombreux blessés dans les tentes d’un cantonnement voisin et dans les baraquements du personnel réquisitionnés.
Pendant ce temps, tout comme les blessés, les prisonniers allemands affluent également depuis le front, puisque le 18 avril, le camp d’Irval reçoit 1394 nouveaux pensionnaires, puis 773 le 19 avril. Le 20 avril, ce sont 1278 prisonniers allemands qui viennent rejoindre leurs camarades, et le pic est atteint le 21 avril, lorsque 1945 prisonniers arrivent au camp. Cela contraint d’ailleurs la 5 e armée à retirer une compagnie de territoriaux qui gardait le camp de prisonniers de Montazin, tout proche, pour renforcer le service de garde à Irval, et à ordonner le 27 avril à la compagnie envoyée à Prouilly de revenir également au camp. Le nombre d’arrivées, bien qu’important, décline à partir du 25 avril, mais on peut aisément comptabiliser qu’au soir du 28 avril 1917, le camp sanitaire d’Irval a reçu un total de 9812 prisonniers allemands en 11 jours. Si l’on se réfère aux chiffres donnés par la 5 e armée, qui annonce le 20 avril avoir fait plus de 11000 prisonniers, cela signifie que l’immense majorité de ceux-ci sont donc passés par Irval, et sont immortalisés par ces photographies.
File de prisonniers au sud du camp, fin avril 1917 © Coll. dép. Aisne, fonds E. Bruchon
Une telle concentration d’hommes ne semble pas passer inaperçue aux yeux de l’aviation allemande qui commet la maladresse de larguer sept bombes sur le camp d’Irval dans la soirée du 29 avril 1917. Tentative pour semer la confusion et provoquer des évasions ou malencontreuse bévue ? Difficile à dire, mais la deuxième option, dans l’obscurité, semble à privilégier. Il est cependant à relever que l’armée française n’aurait sans doute pas dû installer un camp de prisonniers si proche du front (15 km), les accords bilatéraux signés entre la France et l’Allemagne en avril 1916 prévoyant de ne pas envoyer de prisonniers de guerre à moins de trente kilomètres du front. Cette erreur a de lourdes conséquences puisque 2 soldats français et 33 prisonniers allemands trouvent la mort dans le bombardement, tandis que 10 soldats français et 52 prisonniers allemands sont blessés et évacués sur l’ambulance de Prouilly. Le lendemain, les corps des prisonniers allemands seront transportés par camion automobiles et enterrés au cimetière de Prouilly avec les honneurs militaires.
Vue d'ensemble depuis le sud du camp, fin avril 1917 © Coll. dép. Aisne, Fonds E. Bruchon
Le délai de quinze jours avant transfert étant plus qu’atteint, et la vulnérabilité du camp étant mise en évidence à la suite du bombardement du 29 avril, la 5 e armée semble alors avoir décidé d’évacuer les prisonniers allemands détenus à Irval, puisque le 2 mai 1917, deux trains de 1500 prisonniers chacun sont constitués et dirigés vers Orléans. Dans les jours qui suivent, 7216 prisonniers allemands, dont 52 Alsaciens-Lorrains identifiés comme tels, prennent le même chemin vers l’intérieur du pays, tandis que 801 nouveaux prisonniers rejoignent Irval entre le 2 et le 18 mai. Dès lors plus aucune évacuation ne sera mentionnée dans le JMO du II/9 e RIT, mais il semble que le camp se soit peu à peu vidé de ses occupants, les compagnies de territoriaux étant elles-mêmes réaffectées à la fin du mois de mai sur d’autres lieux de cantonnement, si bien qu’à la mi-juin il ne reste plus qu’un détachement de quinze hommes au camp sanitaire d’Irval.
Conclusion
La mise en retrait progressive de la 5 e armée au profit de la 10 e armée sur la partie orientale du Chemin des Dames va signer le déclin du nombre de prisonniers au camp d’Irval qui semble avoir été peu à peu abandonné. Les prisonniers de guerre allemands qui y furent détenus ne recouvreront la liberté qu’à l’issue du conflit, après plus d’un an et demi de captivité à l’intérieur du pays, employés principalement dans l’agriculture, les fabrications de guerre, les mines, les transports et les travaux publics. Quant à leurs gardiens, ils finiront la guerre à Nancy, le 11 novembre 1918, dans les casernes Molitor et Blandan, pour accueillir et ravitailler les prisonniers de guerre français rapatriés d’Allemagne.
Au fil de sa brève histoire, relativement bien documentée, le camp sanitaire d’Irval offre surtout l’exemple d’un camp de prisonniers allemands à proximité immédiate du front, et ses archives permettent d’en saisir le fonctionnement au gré des batailles. De sa création aux premiers prisonniers qu’il reçoit jusqu’aux vagues importantes de prisonniers du printemps 1917, les photographies qui y ont été prises et dont seulement quelques exemples ont été reproduits ici permettent, non seulement d’illustrer la vie au camp d’Irval, mais de mieux saisir les conditions de vie et d’hygiène des prisonniers allemands à l’arrière du front du Chemin des Dames.
Vincent DUPONT Docteur en Histoire contemporaine Responsable du pôle scientifique Service du Chemin des Dames et de la Mémoire
Nota : Nos sincères remerciements à Mme SERVAGNAT qui nous a autorisé à prendre des photographies de la ferme d'Irval.
Sources & Bibliographie :
- SHD GR 26N34/6 – JMO de la 5 e armée.
- SHD GR 26N38/1 – JMO de la Prévôté du QG de la 5 e armée, 2 e groupe.
- SHD GR 26N38/4 – JMO de la Direction du Service de Santé de la 5 e armée.
- SHD GR 26N774/13 – JMO du IIe bataillon du 9 e Régiment d’infanterie territorial.
- Historique du 9 e régiment territorial d’infanterie, Charles-Lavauzelle, Paris, 1922.
- Evelyne GAYME, De la difficulté d’appliquer les Conventions de La Haye durant la Première Guerre mondiale : l’exemple des prisonniers de guerre allemands en France, Plateforme 14/18.
- Alexander LANGSDORFF, Nuits d’évasion en France, Editions Pierre de Taillac, Villers-sur-Mer, 2014.
- Jean-Pierre LEGENDRE, « Alexander Langsdorff (1898-1946) : de l’étude des œnochoés étrusques aux plus hautes sphères du Troisième Reich » in Haack, Marie-Laurence, et Miller Martin. Les Étrusques au temps du fascisme et du nazisme, Pessac, Ausonius Éditions, 2016, pp. 117-142.
- Frédéric MEDARD, Les prisonniers en 1914-1918, acteurs méconnus de la Grande Guerre, Editions Soteca, Paris, 2010.
- Jacques-Marcel RENARD, Les prisonniers allemands en mains françaises durant le premier conflit mondial 1914-1920, Paris, SPM, 2023.
- Louis RENAULT, Le régime des prisonniers de guerre en France et en Allemagne au regard des conventions internationales 1914-1916, Paris, Imprimerie nationale, 1916.
- René VERQUIN, « Le Chemin des Dames, un désastre sanitaire en avril 1917 », in Mémoires de la Fédération des Sociétés d'Histoire et d'Archéologie de l'Aisne, Tome L, Laon, 2005, p.143-185.